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La haute mer

L’infini platitude azur d’une mer calme. Et ouaih… on peut être à bord d’un gros engin mazouté et tenter un peu d’introduire un quota de poésie dans ce monde de violence et de gabegie énergétique. Pour peu que l’on décolle un peu ses yeux de son smartphone, que l’on daigne ouvrir la porte des quartiers d’habitation et mettre le nez dehors, il nous (enfin, en tout cas, il me. Qui suis-je pour parler en votre nom, après tout ?) prend une sensation agréable d’avancée irrémédiable. Je ne sais pas où on vas, mais on y va, et ce n’est pas les petites vaguelettes que je vois quelques 15 étages plus bas qui vont ébranler le mastodonte qui file ses 15-20 nœuds sans que l’on ressente le moindre roulis ou tangage (et encore moins lacet). A vrai dire, les 11000 tonnes ne semblent à peine déplacer l’eau et ne laissent qu’un discret sillage (de taille toute relative, bien entendu) de leur passage sur les flots et un vague nuage maronnasse accompagné d’effluves d’hydrocarbures dans les airs.

Cette chose qui peine à nous procurer une quelconque sensation de mouvement, c’est la mer Méditerranée, fin juillet qui plus est, et par beau temps. Sans être parfaitement lisse comme les dallages marbrés des trottoirs de La Valette (petite référence pour le futur), elle est discrètement perturbée de petites vaguelettes fractales. Ceci dit… c’est beau et surtout… c’est bleu. Sous le violent soleil de fin juillet je constate que ce n’est pas une légende ou une licence poétique : la Grande Bleue l’est vraiment. D’un beau bleu royal à profond que viennent égayer de fugitifs éclats de lumière lorsque l’angle est propice.

Suivant les endroits (et je dois reconnaître que j’en ai connu peu), la mer n’est pas déserte. On constate alors que l’on est entouré en permanence d’une demi-dizaine de bateaux à la limite de notre horizon, de toutes tailles. C’est notamment le cas entre la Sicile et la Tunisie, une route maritime d’importance. Certes, cela est bien moins encombré que la Manche mais c’est avec plaisir que je peux y constater que nous distançons un porte container de la concurrence.Columba14

Grisé par cette relative sensation de vitesse, il me vient ces quelques vers :

Chauffeur, chauffeur,
Si tu es champion,
Appui-euh, appuie.

Chauffeur, chauffeur,
Si tu es champion,
Appuie sur le champignon.

Apollinaire n’aurait pas mieux dit.

La nuit tombée, en l’absence de lune, le noir d’encre de la mer se confond presque avec le ciel étoilé. L’éclairage du bateau ne porte que jusqu’aux vagues de travée, seuls éléments mouvant. Avec le vent relatif, soufflant tiède en ce mois de juillet bien que fort de nos 20 nœuds, ils confirment que nous filons dans le noir de l’espace. Au loin, de vagues lumières signalent la position d’autres navires. Tout près, un pauvre grillon solitaire et aventureux, perdu dans la jungle contre-nature de cubes métalliques, chante vainement pour ses congénères restés plusieurs centaines de miles derrière.

Sur la passerelle silencieuse plongée dans le noir, deux officiers de garde veillent au cap. De là haut nous dominons notre chargement de container réduits à des formes géométriques, monochromes, doucement éclairés par la lumière bleu nocturne. Une quasi pleine lune se reflète en pointillisme sur la mer immobile tout autour. Les sensations de mouvement et d’échelle se perdent. Après quelques instants de contemplation muette, je quitte la scène sur la pointe des pieds. Chuut. Laissons les rêver. Le bateau est enfin libre. C’est de nouveau la place aux marins.

Un immeuble qui flotte

Un porte conteneur c’est avant tout un truc qui flotte sur l’eau avec des tas de conteneurs dedans / dessus. Et puis, parce qu’il faut quand même bien que tout ça flotte dans une direction particulière, on y laisse un peu de place pour que quelques être humains puissent y vivre et surtout conduire cette immense savonnette de plusieurs milliers de tonnes.

Notre beau bateau le Columba, construit par les chantiers Hyundai (cha ch’est du bon achier coréen, cha !!! Hummm), est plus ou moins une grosse coquille vide où on a planté un immeuble de 10 étages au deux tiers arrière. Comme vous le subodorez, cette immeuble est réservé à l’équipage et aux surnuméraires. On peut s’amuser à se balader entre les quelques travées séparant les montagnes de containers mais premièrement ça nécessite qu’on s’équipe d’un casque de chantier et deuxio, je n’en vois pas tellement l’intérêt.

Columba4Cette immeuble respectable est couronné par la passerelle, dit « Zeuh bridgeuh » en anglais, langue officiel de travail à bord de ce bateau. Dés fois que vous oublieriez ce petit détail, une feuille scotché au mur vous le rappel. La passerelle ou le pont, car j’avoue avoir un doute sur le terme exacte en français, abrite les commandes de gouvernail et de vitesse, bien entendu sans quoi nous ne pourrions pas effectuer ces incroyables créneaux au ralenti dans les ports, mais également tout les appareils nécessaires à la navigation tels que radars, GPS et cartes maritimes. Là haut, c’est un peu le saint des saints et il y règne à tout instant une atmosphère calme et studieuse, uniquement ponctué de quelques bips et autres crépitement d’imprimante matricielle (j’y reviendrai). Seul l’élite du personnel à bord y est autorisé mais également les quelques surnuméraires… comme moi. A condition, bien entendu, de ne pas venir taper la causette au capitaine une main sur son épaule et une tasse de café dans l’autre, bien entendu. Il y en a qui bossent ici.

Ma chambre avec la petite salle de bain attenante non visible à droite
Ma chambre avec la petite salle de bain attenante non visible à droite

Columba2A chaque étage de cette tour d’habitation et de travail, on trouve une coursive. Chaque étage est relié par un escalier et par un unique ascenseur pour les plus fainéants. Bien entendu l’étage directement en dessous de la passerelle abrite les chambres et bureaux du capitaine et de ses officiers supérieurs. Directement en dessous, au pont F, vous trouverez les cabines des passagers. Comme quoi, on n’est pas non plus totalement méprisés. Comme vous l’aurez deviné, plus on descend d’un étage plus on s’enfonce vers la médiocrité. D’ailleurs, le mess et la cuisine des officiers se situe au pont B, c’est vous dire la qualité de la restauration à bord (mais j’y reviendrai car il faut toujours qu’il y ait un billet bouffe, sans quoi…).

La salle à manger des officiers, avec ma place visible en avant plan à droite
La salle à manger des officiers, avec ma place visible en avant plan à droite

Côté distraction, vous trouverez au pont C un petit gymnase à tribord (portside en anglais) et une piscine de 4m sur 4m à babord (starboard en anglais). Notez que la piscine n’était toujours pas rempli pendant mon séjour ce qui en ôte sérieusement de son intérêt. Comme de bien

La salle pour faire du sport et surtout... du ping pong.
La salle pour faire du sport et surtout… du ping pong.

entendu dans cette micro-société de caste, chaque catégorie – officier, équipage et surnuméraire – bénéficie en plus d’une petite pièce commune. Dans la notre il y avait une télévision sans antenne branchée à un lecteur DVD défaillant mais la pièce était quand même pourvu d’une machine à café, d’une bouilloire électrique, café instantané, tisanes et thé ainsi qu’un assortiment de livres en anglais et en français laissé par de précédents passagers.

On m’avais prévenu : mieux vaut prévoir de quoi lire.

Démographie du CC Columba

Pour rejoindre l’île de Malte de Fos-sur-Mer j’ai l’autorisation (moyennant forte finance, bien sur) de voyager à bord du porte conteneur Columba, armé par la compagnie française de fret, la CMA-CGM (d’où le CC). Ces acronymes veulent certainement dire quelque chose mais, je vous l’avoue sans fard, je m’en tape. Je vous épargne la fiche technique de l’engin mais sachez, car c’est de toute beauté, qu’il est bleu. Comme tout les autres bateaux de la compagnie. C’est d’un chic.

Comme il est, à priori, dans les limites actuelles de ma connaissance, uniquement affectée à une des lignes Europe-Asie, son équipage est un mélange assez hétéroclite de trois nationalités. En premier lieu, des roumains, peuple certes doué mais qui ne vient pas en premier à l’esprit pour ce qui est de la chose maritime. Mais j’ai vérifié. Il y a un bord de mer en Roumanie et même qu’elle est Noire. En deuxième, nous avons un bon nombre de chinois, de Chine, tous d’une apparente très grande jeunesse moyenne. C’est bien simple, pour certains, on a l’impression qu’ils ont à peine 20 ans. Le talent n’attend pas. Et pour finir, il y a bien entendu le lot de philippins, peuple indéniablement marin qui constitue le groupe majoritaire.

Par un hasard sans doute total, l’ordre dans lequel je vous expose ces différentes nationalités correspond peu ou prou à l’ordre hiérarchique au sein du bateau. Les officiers supérieurs sont roumains, notamment le capitaine, son second et le chef mécanicien. Les officiers subalternes sont chinois, notamment les troisièmes et quatrième officiers ainsi qu’une poignée d’aspirants. Pour finir, le gros de la troupe de matelots sont nos amis des Philippines. Bien entendu il y a quelques exceptions mais on ne se trompe pas beaucoup en décrivant la composition de l’équipage de cette façon.

Aux repas où les passagers se retrouvent dans le mess des officiers, jusqu’à ce jour, j’ai constaté que la hiérarchie se reflète dans le plan de salle. Les passagers sont à une table, les officiers supérieurs roumains à une autre et la bande de jeunes officiers chinois à une troisième. A mon arrivée, le troisième officier, un chinois dynamique et fort avenant, m’avais désigné ma place à table, place que j’occupe dorénavant à chaque repas sans réfléchir. C’est assez bizarre d’autant que tout se fait dans un silence plutôt contenu, façon restaurant chic hormis le ronronnement des moteurs. C’est une véritable torture psychologique. D’ailleurs ça ne rigole pas beaucoup côté roumain, surtout le capitaine, pas franchement expansif. Sans parler qu’à la table roumaine, il ne sont que 4 grand max quand tout le monde est présent alors que côté chinois ils sont souvent pas loin de 7. Quand à nous, les surnuméraires, et bien on est 3. Comme quoi on pourrait manger avec les officiers, ces rats.

Un ballet d’acier

Le romantisme est mort écrasé par la révolution industrielle laissant la place au pragmatisme et à l’optimisation forcenée. On pourrait le regretter – et d’ailleurs je ne m’en prive pas – mais force est de constater que c’est tout de même bien pratique tout ce pragmatisme. Ce n’est pas nous qui allons nous plaindre de bénéficier de tout ces petits objets plus ou moins électroniques fabriqués à l’autre bout de la planète tout en étant conçu du côté opposé. C’est notamment pas moi. Quoique. Et bien, s’il y a un domaine ou le romantisme a été consciencieusement éliminé et la rationalisation poussée à l’extrême tel un vieux tube de dentifrice usagé, c’est bien le transport de marchandise par voie maritime.

Oui. C’est là que je voulais z’en venir.

EuroFos 1Le transport maritime, ce n’est plus ce que c’était. Là, présentement, j’assiste depuis bientôt cinq heures au ballet incessant de grues gigantesques arrachant et empilant des conteneurs d’aciers de 27t dans un fracas métallique. Plus d’odeurs maritimes, de goudron, de chanvre, de poisson pourri. Plus de cris, d’interpellations ou de mouettes rieuses. Le port industriel moderne, froid et efficace n’est plus là pour plaisanter. Et pour cause : l’économie mondiale globalisée repose en grande partie sur ce mode de transport et tout est fait pour aller le plus vite possible, notamment parce qu’on a bien envie que notre nouvelle batterie commandée 2€ sur eBay auprès d’un marchand chinois (non déclarée à la douane, bouh les vilains) arrive chez soi dans moins d’un mois et idéalement hier, bien sur (même si cette sus-mentionnée batterie prend très certainement le dernier vol pour Paris pour nous parvenir).

Au cœur du système, le conteneur est un peu le globule rouge de ce vaste réseau d’échange de marchandise. Sans lui et ses dimensions standards, le transport moderne ne serait pas possible à ce niveau d’efficience. J’ai ouïe dire, d’ailleurs, qu’il a été inventé par les américains pendant la seconde guerre mondiale pour rationaliser le ravitaillement de la Grande Bretagne. Et oui, on n’est jamais à l’abri d’une anecdote qui croustille.

Euro Fos 5Pour un porte conteneur de 300m de long et 40-50m de large, trois grues géantes sont chargées de transvaser ces cubes dans un ballet impressionnant de dextérité. Un homme dans chaque grue, une petite dizaine conduisant des véhicules porteurs pour les alimenter et une poignée de coordinateurs, c’est tout ce qu’il faut en main d’œuvre pour cette tâche titanesque. Alors certes, il faut quelques autres dockers pour boulonner régulièrement des colonnes de conteneurs une fois à bord (et encore, j’ai la forte impression qu’ils ne sont pas tous boulonnés) mais le nombre dérisoire de main d’œuvre face au tonnage de marchandise transbahuté est proprement hallucinant.

EuroFos 3Pour vous donner une idée : extraire du navire un conteneur ne nécessite qu’une dizaine de secondes une fois attrapé par la grue avant de le replacer sur le quai où un autre véhicule vient l’attraper et prestement le ranger ailleurs. Ceci dit, il faut être fin dextre pour manipuler ces trucs ! Ça se balance, ça redescend pas pile poil au bon endroit, etc. Il en faut de la patience. On est bien loin du déchargement à dos de manutentionnaire. D’ailleurs on se demande si l’être humain a encore sa place dans ce grand ballet mécanisé. Mais faut-il s’en plaindre.