Chaque type de voyage dans un pays influence la façon dont vous le découvrez. Suivant que vous préférez le visiter seul, en mode routard, ou bien à plusieurs, en mode organisé, vous ne verrez pas les mêmes choses ou ressentirez différemment les mêmes lieux. Après un mois en Inde en mode autonome foutez moi la paix bandes de touristes, j’avais envi de retrouver un peu la vie en groupe (mais pas trop quand même) et j’étais curieux de goûter aux visites organisées, n’ayant quasiment jamais tenté l’expérience. Le Vietnam sera donc mon champ d’expérience en la matière.
Comme je suis néanmoins légèrement réfractaire aux ambiances « Club Méditerranée, tarladirladada », j’ai décidé de commencer doucement en passant par une agence recommandée par le Lonely Planet, Ethnic Travel, prônant une attitude « responsable » avec découverte du pays au plus proche des gens. Enfin, dans la limite de la distance d’intimité. C’est pour ça que je n’ai pas fait ça en Inde, on se serrait mis en tas les uns sur les autres. Hors de question. Surtout avec la nourriture qui ne m’assurait d’aucune tranquillité digestive.
Me voilà donc, un matin tôt dans le hall de mon hôtel, attendant que le bus du tour organisé auquel je m’étais inscrit vienne me chercher. Au programme, trois jours et deux nuits dans la baie de Bai Tu Long, petite sœur de la célèbre baie d’Ha Long, moins courue touristiquement le tout avec couchage chez l’habitant et cours de cuisine. La totale. Il doit même y avoir moyen de bénéficier du droit de cuissage et de participer à la vaisselle pour encore plus de proximité avec l’habitant mais je me contenterai déjà du programme, pour un début.
A huit heures, un mini-bus orné du logo « Ethnic Travel » s’arrête devant le hall et une petite jeune vietnamienne dynamique descend, se dirige vers l’accueil et entame une conversation en vietnamien avec la préposée. On me pointe du doigt. C’est pas sympa. La fille émotive de l’hôtel me dit dans un grand sourire « It’s for you ! », à la limite de l’excitation. Je prends donc mes deux sacs à dos que je dépose à l’arrière du van et me glisse à l’intérieur, seul, sans oublier de dire au revoir à la fille de l’hôtel (qui me réponds d’un coucou frénétique de la main enrobé d’un grand sourire) pendant qu’on referme la porte coulissante dans un claquement militaire. L’affaire est rondement menée en deux minutes et nous repartons dans le trafic, encombré de multiples autres mini-bus semblables au notre qui font le tour des hôtels. Le lundi à 8h, c’est l’heure de pointe pour amener les touristes à la baie d’Ha Long. Pendant le trajet je soutire le nombre de participants au tour organisé : neufs personnes. Ok, ça me paraît beaucoup mais comme je suis novice en la matière, j’en reste là.
Nous faisons un premier arrêt à l’agence où nous récupérons cinq jeunes filles dont je devine sans difficulté la nationalité, française, et une sixième jeune femme, américaine. Nous repartons et un peu plus tard, récupérons deux nouvelles participantes, espagnoles cette fois ci. Bref, pour un premier tour organisé, ça commence plutôt bien. En dehors du chauffeur du van, je suis le seul homme.
Pendant que le dit chauffeur nous engage dans le trajet de cinq heures qui doit nous amener à Bai Tu Long en circulant comme un dingue dans le trafic de Hanoi, notre guide assise côté passager se retourne et se présente d’une voix forte avec un charmant petit accent vietnamien :
« Hello, ma name is Pi Loo. Can everyone present imself ? »
Nous entamons donc le traditionnel tour de présentation pendant lequel je parviens à peine à retenir les prénoms de mes co-touristes plus de dix secondes. Rappelez-vous, j’ai une mémoire débilitante des noms (Mais vous avez peut être une mémoire débilitante des histoires qu’on vous raconte). Le seul que je retient est celui de l’américaine à ma gauche, Kelly, car Pi Loo, notre guide, l’écorche instantanément en Kaï Li. Au passage, elle martyrise le mien. Je resterai pour le restant du tour, Olivia. Mais peu importe. Pour les françaises il y a une Manon (appelée Manou par Pi Loo) et une Charlotte. Et pour les autres, point de souvenir. Quand aux espagnoles, leur prénom importe peu car ce sont des personnages de second rôle qui meurent dés le début. Non, non, rassurez vous. C’est une métaphore. Personne ne décède réellement, que je sache.
La guide enchaîne alors en nous expliquant le déroulement des trois jours avec notamment la durée de ce premier trajet. Elle nous demande alors qui parmi nous effectue la visite de deux jours et ceux qui effectue la visite de trois jours. Je lève la main pour trois jours. Elle nous demande ensuite si tout le monde fait le tour comprenant la visite de Bai Tu Long suivi de celle d’Ha Long. Les espagnoles lui répondent exclusivement Ha Long et moi exclusivement Bai Tu Long. Ça va être un joyeux méli-mélo si chacun fait à la carte mais bon, après tout, c’est eux les organisateurs. Moi je suis là pour être guidé. En plus, je suis complètement zen en toutes circonstances depuis l’Inde. M’en fout, je verrai le moment venu.
Nous poursuivons la route dans le silence pendant que nous traversons la banlieue d’Hanoi. Tout ça est très plat mais entremêlé de cours d’eau, les bras du fleuve Rouge qui coule à Hanoi. Après un pont, nous apercevons des rizières de chaque côté. Je demande à la guide si nous sommes encore dans Hanoi, histoire de faire le fayot (d’autant plus que je me suis mis au premier rang avec Kaï Li et les deux espagnoles). Réponse affirmative. Diable, c’est vaste comme ville.
Nous replongeons dans un silence pudique. Ça met toujours un peu de temps à se mettre en route une vie de groupe. Il faudrait que quelqu’un face un bruit corporel ridicule ou quelque chose pour détendre l’atmosphère. Fort heureusement, le chauffeur choisit cet instant là pour tenter un dépassement de la mort face à un bus venant en sens contraire. Attitude tout à fait normale et typique au Vietnam et un Inde mais j’entends les cinq françaises derrière passablement effrayées commencer à commenter « la conduite de malade mental » de notre chauffeur. J’en profite pour glisser un « I thought we were going to die on this one » à ma collègue américaine qui renchérit. C’est parti, la conversation est débloquée. On papote donc un peu avec Kelly pendant une bonne demi-heure. Moi, je lui explique que j’ai « fait » l’Inde (j’allais pas me vanter d’avoir vu Mirepoix et Montauban, tout de même) et elle me raconte qu’elle s’est baladée un peu à Bali et Kuala Lumpur. On discute un peu de l’Inde (mon sujet favori à cette époque), destination qu’elle hésite à choisir en place de la Birmanie pour la suite de son périple en Asie du sud-est, après le Vietnam. Elle se donne quelques mois de voyage avant de rejoindre Oxford en septembre, pour un semestre d’échange avec son université en Floride. Tout ça permet à chacun de discuter à haute voix avec ses voisines, les espagnoles avec les espagnoles, les françaises avec les françaises et le chauffeur avec Pi Loo. Manifestement les cinq françaises, que j’entends vaguement d’une oreille (oui car j’avais réellement l’oreille gauche bouchée suite à un zèle excessif d’avec un coton tige le matin même), sont cinq copines de fac en maraude dont la Manon, la grande organisatrice (dans un groupe, il y a toujours un grand organisateur qui veut absolument tout prévoir. Dans mon groupe, par exemple, c’est moi).
Deux heures plus tard, ça commence déjà à chouiner derrière dans le camp français à propos du temps de trajet (Aaaah, la râle, l’odeur du pays. Que c’est bon), lorsque Pi Loo, jusqu’ici en grande conversation téléphonique dans un vietnamien assez agressif (on aurait presque l’impression qu’elle engueule son interlocuteur), raccroche et se retourne vers nous pour nous annoncer que l’on va s’arrêter quelques instants. Un couple d’un précédent groupe a oublié ses valises dans notre van et ils sont en route pour nous rejoindre et les récupérer. Cela prendra environ trente minutes. Consternation dans l’équipe de France féminine : ça râle de plus belle entre elles. Il ne me manque plus que l’odeur du pastis et je suis de nouveau au pays. Kaï Li tente un modeste : « Je serai content que l’on m’attende avec mes bagages si j’étais à leur place », en anglais, bien évidemment, mais la pauvre n’a manifestement aucune expérience du chouinage à la française pour penser que cela les calmera. Moi je ne dis rien, mais je n’en pense pas moins.
Finalement, après quelques minutes d’attente, un 4×4 « Ethnic Travels » arrive sur notre tribord arrière (pardon, pardon. Il faut que je m’y fasse) et on vient récupérer les deux sacs à dos oublié. Nous repartons finalement. Incident clos. Place au rêve, maintenant. Une heure plus tard, le camps français grogne et s’interroge sur le temps de trajet vraiment long (ça ne faisait que deux heures de route). Moi je regarde le paysage, papote un peu avec Kelly ou lance quelques questions de fayot à Pi Loo. J’ai payé pour avoir un guide, j’en profite.
Nous nous arrêtons à point nommer pour que mes jeunes compatriotes se dégourdassent les jambes devant un vaste magasin, au parking déjà encombré par trois mini-bus à destination de la baie d’Ha Long. A l’intérieur nous découvrons plein de choses hyper-indispensables aux touristes, selon les critères vietnamiens, tels des poteries, des soieries, des peintures, des chapeaux ainsi qu’à boire et à manger. Mais surtout, des toilettes. J’en fait donc le tour et commence un peu à m’ennuyer en attendant que l’on reparte. Une demi-heure plus tard, Pi Loo sonne le rappel et nous reprenons la route, un peu dégourdis.
Finalement, après une nouvelle heure, nous apercevons de magnifiques formations calcaires au loin et « les filles » (le club des cinq français) s’excitent alors, sentant enfin arriver la fin de leur intolérable supplice. Effectivement, une petite heure plus tard, nous nous arrêtons au terminal des bateaux pour la baie d’Ha Long (au loin, malheureusement) où nous récupérons deux nouveaux touristes qui se serrent un peu dans notre mini-van surchargé. Encore des français, un couple de Marseille, qui viennent de faire la baie d’Ha Long et enchaînent par Bai Tu Long. Ça fait beaucoup de Long, tout ça. Nous repartons sur la route de Bai Tu Long, donc, la bande au complet, au nombre de onze touristes (si vous avez bien compté), pour encore une heure de route avant de prendre un bateau qui nous amènera dans la baie, de Bai Tu Long, si vous suivez bien. Nous roulons donc pendant une demi-heure.
Si vous êtes attentifs vous avez du remarquer qu’il y a quelque chose qui cloche. Avec onze touristes, le compte n’est pas bon. Je vous laisse trente secondes pour relire ce billet du début et m’expliquer pourquoi. C’est bon ? Vous avez trouvé ?
Parmi ces onze personnes restent nos deux espagnoles, inscrites pour un tour exclusivement baie d’Ha Long. Hors nous venons de la quitter, la baie d’Ha Long. Une des deux hispaniques, visiblement inquiète, en arrive à la même conclusion et interpelle Pi Loo en lui tendant ses billets de réservation. Consternation. Notre guide découvre avec horreur que nos deux ibériques (tel un commentateur sportif, je connais plein de synonymes pour les nationalités) ne font absolument pas parti du tour, et pour cause, elles sont passées par une autre agence concurrente. Les cruches. Ou la cruche si notre guide est responsable. Pendant dix minutes elles tentent de comprendre ce que leur dit Pi Loo, et inversement, car elles n’ont pas l’anglais facile et Pi Loo, aucun espagnol. Quand à moi je me contente de savoir commander une bière en castillan, toujours fort utile à Barcelone, Madrid ou Mexico. En arrière plan, les petites françaises commencent à balancer des commentaires à voix basse entre elles. La tension monte.
La guide prend son téléphone et, de manière encore plus agressive, discute avec quelqu’un. Elle raccroche et explique aux deux espagnoles qu’un taxi va venir les prendre pour les ramener au terminal d’Ha Long. Pendant ce temps là nous continuons notre route vers Bai Tu Long et une des espagnoles fait des signes pour qu’on s’arrête. Le camps français désapprouve en sourdine rapport au planning. Cerise sur le gâteau, la chef espagnole (celle qui parle le moins pire anglais) exige d’être certaine que le taxi sera payé par son agence touristique. Jusqu’ici, je compatissais. C’est vrai quoi. Pris dans l’excitation du matin, pas bien réveillé, on peut tous faire la connerie. Mais ne pas vouloir payer le taxi alors qu’on est un peu responsable de sa bêtise, je trouve ça particulièrement mauvais joueur. D’ailleurs l’équipe de France féminine est du même avis.
Pi Loo alterne donc entre le téléphone ou elle s’engueule avec quelqu’un (pour de vrai, j’ai l’impression cette fois-ci) et les espagnoles, avec qui le ton commence à monter, le tout pour tenter d’arranger la situation. Je me jure de ne jamais de ma vie sous aucune circonstance et quelque soit le montant de la compensation financière m’occuper d’un groupe en voyage. En fond sonore, le club des cinq commence à faire des commentaires négatifs à voix haute, histoire d’ajouter encore un peu plus de tension dans le mini-bus de 6m2. Un peu agacé par les belettes de derrière, mais maître de mes nerfs (vétéran de l’Inde, je vous le rappelle), je fais le geste de se calmer à mes compatriotes doublé d’un petit « chuuuuuuut » et avec le sourire pour faire passer la pilule. Heureusement ça fonctionne. Elles se taisent. Merde. Ça marche. Et en plus Kelly me gratifie d’un pâle sourire en guise de soutien. Faut que je fasse ça plus souvent. On évite donc l’empoignade générale par les cheveux et c’est tant mieux. Ça fait super mal. Pendant tout cet incident, le couple de marseillais reste silencieux, et c’est un signe de sagesse.
Finalement, le mini-bus s’arrête et Pi Loo descend avec son téléphone portable et les deux espagnoles. Nous sommes donc frustrés de la fin de l’épisode. Néanmoins, l’arrivée d’un taxi et l’extraction de leurs bagages par le chauffeur augure d’une fin heureuse de leur côté.
Pendant ce temps, Manon, l’organisatrice suprême des franchouillardes, profite de l’arrêt pour sortir fumer une clope. Je lève les yeux aux ciel. Il y en a qui font tout pour que ça parte en cacahuète ce tour. Du coup je lance en français, à la cantonade: « Manquerait plus qu’on l’oubli », avec le sourire. Rire chez les filles et une de ses amies réponds: « Ah ça il n’y a pas de risque qu’on l’oubli Manon. On l’entendra crier si ça arrive ». Il faut dire que Manon ressemble à une solide petite matrone italienne. Dans l’adversité, la sauce du groupe commence à prendre.
Quelques minutes plus tard, notre chauffeur remonte suivi de notre guide. Nous repartons dans le silence et roulons quelque temps. Je vous rassure, Manon est à bord. Un téléphone sonne et Pi Loo décroche. De nouveau j’ai la nette sensation qu’elle est en train de s’engueuler avec quelqu’un mais avec l’accent vietnamien tonal, j’ai toujours un doute. Elle raccroche et chacun profite du silence non pas reposant, car la route tortueuse et le rythme effréné du chauffeur (qui doit bien ramer pour rattraper le retard cumulé depuis la récupération des bagages et la bourde hispanique) ne fait rien pour aller dans ce sens, mais bienvenu car quand Pi Loo elle s’énerve, Pi Loo elle envoi les décibels. Va falloir tâcher d’être sage pendant les trois jours et deux nuits.
Je me félicite d’avoir été fayot avec elle mais une inquiétude sourde commence à poindre. Est-ce que j’ai vraiment réservé pour trois jours et deux nuits à Bai Tu Long ?
(suite au prochain épisode)