Hampi est un petit village, même à l’échelle européenne. Au centre trône le temple. Un peu à l’écart on trouve le vaste terre-plein où les bus arrivent et où l’on peut trouver des marchands de bananes et autres légumes. Puis entre le temple et la rivière, on trouve le village proprement dit d’une cinquantaine de maisons. A côté de l’arrivée de bus se trouvent les plus grandes maisons toutes un peu carrées en parpaings peints (très joli à dire, ça) et donc les guest houses les plus cotées. C’est là que j’avais la mienne car je le vaut bien. N’aller pas imaginer des trucs. J’avais juste le droit à la climatisation dans la chambre fermée par une porte en contreplaqué et sécurisé par un gros verrou extérieur. Mais c’était propre et il y avait une douche.
Dans le village on trouve quelques autres guest houses ainsi que plein de restaurants « multi-cuisine » (comprendre cuisine indienne familiale et quelques trucs de base du reste du monde), le tout végétarien car la viande est interdite. Tout ça est relié par des routes et chemins en terre battue, d’un niveau de propreté à l’indienne et saupoudré de quelques mendiants, vaches, chèvres et chiens errants. L’éclairage public est limité mais la bonne nouvelle c’est que les auto-rickshaws n’arrivent que le matin et restent du côté de l’arrivée des bus. Voilà pour le décor.
Il m’est arrivé plusieurs choses à Hampi : du magique, du symptomatique, du casse-couille et du glauque. Mais commençons d’abord par le symptomatique. Parce que c’est moi qui décide.
On le sait, l’Inde est impitoyable pour le touriste. La légende raconte que c’est le seul pays au monde doté d’une cellule psychologique au sein de l’ambassade de France. J’ai rencontré une touriste au bout du rouleau. Elle était assise sur un rocher en bord de chemin, le bras dans le plâtre, entourée de trois indiens qui tentaient de la soutenir. Son bras, elle se l’était cassée deux semaines auparavant pendant son séjour de quelques mois en Inde. Fatiguée, ayant mal à son bras, avec un mal de tête naissant, elle a craqué. En pleur, elle attendait un auto-rickshaw pour l’amener voir un médecin en gémissant à intervalle régulière « j’veux rentrer en France ». Heureusement, les indiens en question était manifestement des amis et tentaient de la rassurer pour l’un, et de savoir ce que foutait l’auto-rickshaw pour l’autre avec son portable. Oui car les auto-rickshaws sont chiants jusqu’au bout. Toujours là quand on s’en fout mais jamais là quand on a besoin d’eux. En compatriote français, car c’était une française, j’ai vainement tenté de la rassuré en lui disant qu’elle devait avoir le droit à un rapatriement avec sa carte bleue (alors que j’en savais rien du tout) mais je sentais bien que j’arrivai après la bataille. Et d’autant plus que je ne me sentais pas plus légitime que trois autres indiens beaucoup plus moustachus que moi, quoique plus frêles. Je l’ai donc laissé à sont sort. A mon retour de ballade elle avait disparu, sans doute emportée par Shiva, le téléporteur (nom d’un dieu, mais c’était quoi son boulot à lui?).
Pour ce qui est du casse-couille, laissez moi vous dire que dans certaines contrées un peu reculées comme Hampi, et notamment en basse saison ou le touriste se fait plus rare, je suis régulièrement interpellé par des jeunes d’un « hello » invitant à la conversation. Il m’est donc arrivé plusieurs fois d’engager un gentil papotage avec des questions qui sont invariablement, dans cet ordre, d’où viens-je, comment m’appelle-je, quel âge ai-je, suis-je marié-je et comment ce faisse-je. L’indien est obsédé par le mariage et manifestement éberlué lorsqu’il ne survient pas après trente ans. Si c’est pas une société traditionnelle, ça. Tout ces échanges se font, bien entendu, en gesto-anglo-hindi mais généralement vu le niveau des questions, on se comprend et cela reste très bon enfant. Il m’est d’ailleurs arrivé plusieurs fois qu’on me demande de prendre les gens en photo pour pas un rond. Généralement, je montre le résultat sur le petit écran arrière de mon Nikon (en plein soleil, autant dire qu’on voit pas grand chose, et j’en suis navré) et les gens sont ravis. La grande majorité de ces petits curieux sont des adolescents de sexe mâle car manque de pot, je devais faire ma ballade après 16h, heure de fin de classe. Le problème avec les adolescents de sexe mâle, c’est qu’il y a parmi eux une forte proportion de connards, qu’on appelle généralement des « petits cons » à cet âge là. Je tombe donc sur un duo, un grand dégingandé et un plus petit moustachu, ou plutôt ils me tombent dessus d’un « ha-lo » que j’interprète comme une envie d’entamer le questionnaire classique (dont j’ai bien rodé les réponses maintenant). Ils enchaînent par une demande de photo et je précise bien que je ne paye pas. Pas de soucis, je mitraille leurs faces boutonneuses. Et paf, le petit moustachu me demande 100 roupies. Nan, nan. 50. Non plus mais avec le sourire (ne jamais se défaire de son sourire, c’est important). Du coup je repart en marchant en essayant de ne pas trop relancer la conversation. Mais tels des adolescents qui s’ennuient, ils se sentent obligé de me suivre pour me poser pleins de questions en pseudo anglais que je ne comprends pas, ce qui provoque des rires et commentaires entre eux. Des vrais ados petits cons. Moi je me dirige vers la rivière car je cherchai un endroit pour la traverser, un guet, des cailloux ou quelque chose (j’ai d’ailleurs vite abandonné l’idée au vue d’un panneau marqué « Attention, crocodiles »). Je m’arrête un peu pour essayer de repérer quelque chose avec mes deux sangsues à un mètre, toujours à me poser des questions incompréhensibles. Bref, ils commençaient sérieusement à m’échauffer les oreilles (et avec cette chaleur, il m’en fallait peu). Mon sourire était en train de fondre. Puis, je ne sais pas ce qui lui à pris, le petit con moustachu (celui qui avait la connerie) s’est saisi nonchalamment de mes lunettes de soleil que j’avais accroché à la pointe du col de mon polo. L’effet fut instantané. Mon reste de sourire c’est instantanément évaporé, je lui ai chopé le bras pour récupérer mes lunettes et l’ai bousculé violemment. Oui, car on ne me touche pas les lunettes comme ça. C’est privé. Et puis surtout il se croyait où, chez mémé ? Mais comme c’était un ado con, forcément ça l’a fait rire avec son pote étiré et j’ai du me les coltiner encore quelques minutes, à me suivre, en les ignorant pendant que, furibard, je révisait mentalement mes coups appris à l’armée pour les démolir discrètement à l’abri d’une colonne en ruine racontant le chapitre 25 du Ramayana. Malheureusement, ils se sont lassés et m’ont lâché le train. J’avais été à deux doigts de me friter avec un indien. Ça aurait fait une jolie anecdote.
Puisqu’on en est à parler des choses désagréables, enchaînons directement sur l’épisode glauque de mon séjour à Hampi. S’il y a des enfants qui lisent, je suggérerai de préserver leur innocence encore quelques chapitres en les mettant devant un excellent dessin animé Pixar. Sinon, pour les autres, mon serment tacite de tout vous raconter (et pour le coup, ici, sans exagération, sinon ça n’aurait aucun sens) m’oblige à ne pas vous épargner cette anecdote. Elle commence comme les précédentes : je me ballade dans Hampi, le long du vieux bazaar antique qui conduit du temple au pied de Munthaga Hill. C’est le soir et je profite un peu de ce moment pour déambuler mollement dans ce décor mystérieux. Comme d’habitude, je suis accosté par un jeune garçon de 11-13 ans qui me demande (devinez) mon pays d’origine, mon nom, etc. Mais ensuite, accroc, il dévie du script en me demandant de l’argent. Je sort ma réplique favorite : « No, no ». Il insiste, tel un petit mendiant roumain, mais en anglais. « No, no », réponds-je, toujours avec le sourire. J’effectue un rapide check-up discret de son anatomie : deux bras, deux jambes, une tête, des mains, des pieds, tout ça dans des angles standards. Non, ce n’était pas un éclopé. Nous marchons un peu, moi en l’ignorant. Puis il me demande « Hampa ? ». Je suis au regret de lui indiquer que je ne comprend pas sa question mais il se sent obligé de la répéter à l’identique : « Hampa ? ». Mon imagination cynique me susurrait qu’il s’agissait d’une proposition de drogue. Manque de pot, je ne la connaissait pas et en plus je suis pas trop porté sur la chose, encore moins en Inde ou rien que la nourriture peut te tuer, alors de la drogue… Je continu à marcher en évaluant la distance qui me reste jusqu’à la guest house. Le petit garnement, quelques instants plus tard recommence son cirque « Hampa ? ». Mais je ne comprend pas, mon petit bonhomme ?, lui dis-je en anglais. Le petit bonhomme, avec plein de sang froid et en toute discrétion me ressort une nouvelle fois son interrogation « Hampa ? » mais cette fois-ci accompagné d’une gestuelle qui ne laissait planer absolument aucun doute sur sa suggestion. Soyons cru, car il n’y a aucune raison que je vous épargne : le garçon me proposait une masturbation. « Incredible India ! », comme dirait le ministère du tourisme indien. Et pour ceux qui ne parle pas bien l’anglais, car entre temps mon cerveau avait fait la traduction, « hampa » signifiait « hand pump ».
Enlevons-nous tout de suite ce goût étrange et amère dans la bouche en parlant du numéro 1 de ce top 50 : les moments magiques. Il y en a eu trois. On peut donc dire qu’ils équilibrent (mais est-ce aussi simple) les trois autres. Premièrement, en parlant de gens qui accostent et demandent des photos, la première fois eu lieu dans un des plus grand temple en ruine. Une famille élargie d’indiens modestes (que j’arrive à repérer grâce aux habits des hommes. Les femmes ont invariablement des saris colorés et je me vois mal tâter la fabrique pour estimer leur niveau de revenu), complète avec enfants et grands parents, m’ont demandé de faire des photos d’eux. J’ai du faire une petite séance photo de cinq minutes avec profusion de sourires et rires au vue des photos. C’est eux qui insistait pour continuer et c’était super sympathique. Quelle est belle l’humanité dans ces cas là. Merci à eux. Accessoirement j’ai également pu photographier deux « religieux » en tenu complète, mais cette fois-ci moyennant un « don » généreux de 100 roupies. Mais comme c’était des religieux j’ai eu le droit à des petit tours de magie du plus vieux qui consistait essentiellement à cacher des objets plus ou moins importants dans sa gorge, sans s’étouffer, bien entendu. Bravo l’artiste mais j’ai compris du coup pourquoi c’était toujours le même qui parlait (le plus grand): son comparse avait l’entièreté de l’arrière boutique du BHV planqué dans son œsophage.
Ensuite il y eu des soirées spéciales, chacune dans leur genre, dans des petits restaurants d’Hampi, avec moi comme seul client. La première eu lieu le premier soir de mon arrivé où je suis allé me restaurer après un long trajet en train et en bus dans un petit restaurant familiale aux chaises en plastique moulé (comme tous les restaurants d’Hampi). Dans ces cas là, je sens que je prend les gens par surprise. Merde, un client ! J’ai eu le doux plaisir d’être servi en terrasse pendant que quelques membres de la famille y regardait la télévision. J’avoue que je ne me souviens plus du plat mais le film d’action bollywoodien et le chant des insectes nocturnes, oui.
Mais l’instant le plus magique, ce petit moment de grâce imprévisible qui justifie à lui seul le voyage et tout ses emmerdements, eu lieu le deuxième soir, le même jour que la scabreuse suggestion enfantine. Le soleil se couche et une pluie fine arrive doucement. Je part dans le village à la recherche d’un petit restaurant pour le dîner, appréciant cette soudaine fraîcheur relative. Brutalement la pluie s’intensifie pour se transformer en véritable pluie de mousson. Je fait demi-tour pour me fixer sur un des premiers restaurants du village. Le déluge me trempe rapidement mais je m’en fout. Soudainement, le rare éclairage public et quelques lumières intérieures s’interrompent. Coupure de courant. Je hâte mon pas dans les ruelles de terre battue déjà trempées en essayant de deviner les flaques dans le noir. Je retrouve le restaurant dans l’obscurité, lui aussi touché par la coupure de courant. Je demande et on m’invite à venir manger malgré tout. Seul, on m’apporte un menu, une petite bougie et me retrouve pendant une demi-heure à savourer l’instant, à la lumière de la chandelle et d’une ampoule dans la cuisine, alimentée par une batterie. De grosses gouttes frappent le toit en tôle. La cuisinière fait rissoler quelque chose en écoutant la radio. Au son de musiques indiennes et de paroles dans une langue inconnue, j’observe deux jeunes filles assises à l’entrée du restaurant et discutant en regardant la pluie. Une toute petite fille vient jouer avec son frère puis son grand père à côté de moi. Je me sens comme un spectateur invisible. Une soirée de pluie de mousson.
Incredible India !