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CC Gemini

Finalement, je suis assez content d’avoir découpé ce voyage en cargo en deux parties. Après avoir effectué le trajet Fos-sur-Mer vers Malte à bord du CC Columba, je monte à bord du CC Gemini, son sister-ship, afin de rallier Valence en Espagne. Les deux bateaux sont donc identiques et je ne suis pas dépaysé par l’agencement mais cela me permet de constater que l’ambiance à bord est très différente.

Cette fois-ci, les officiers sont entièrement roumains même si l’équipage reste philippin. Le capitaine, lui, est plus jeune, autour de la cinquantaine et un peu plus avenant. Surtout, il semble beaucoup plus proche de ses officiers. L’ambiance aux repas est presque chaleureuse, pleine de camaraderie et on n’y ressent aucune hiérarchie entre eux. On plaisante d’égal à égal, en roumain, et on rigole parfois. Une petite table à part est occupée par les trois aspirants, également roumains, mais ceux-ci sont également apostrophés lors de certaines discussions voir gentiment charriés. De manière encore plus appréciable, je suis assis à un bout de la table des officiers, entre le deuxième officier mécanicien et l’officier sécurité. En face de moi, à l’autre bout, est assis le deuxième surnuméraire, un sympathique et souriant croate de 60 ans aux cheveux blanc, ancien officier mécanicien embarqué pour former de jeune officiers.

A vrai dire, j’ai senti la différence d’atmosphère dés mon arrivé. L’officier en second, un athlétique roumain entre 30-40 ans, au look de bellâtre italien, m’a chaleureusement invité à bord d’une vigoureuse poignée de main, non sans m’indiquer qu’il m’attendait plutôt le lendemain matin (il faut dire que j’avais embarqué vers 22h, mais plus de détails dans un autre billet). Un aspirant m’emmena voir le capitaine au bureau administratif, sur le pont F, tout en sourire, en papotant dans l’ascenseur. Le capitaine me serre la main avec le sourire. Tout le monde me dit bonjour en me serrant la main, etc…

Le lendemain matin, je m’assoie à la petite table excentrée comme sur le Columba avant que Jerry, le steward, d’un geste un peu agacé me montre le bout de la table des officiers. J’obtempère et suis rejoint rapidement par un officier qui vient s’asseoir à ma gauche et entame spontanément la conversation, pendant laquelle j’apprends que c’est un ancien policier. Bref, ici, on est entre gens courtois et chaleureux.

Néanmoins, il faut bien l’avouer, il m’était toujours un peu compliqué de m’immiscer dans les conversations pendant les repas. Tout d’abord, l’essentiel de la conversation en anglais avait lieu à l’autre bout de la table entre le formateur croate, le capitaine et l’officier mécanicien principal, sur des sujets plutôt professionnels, tel que j’ai pu le comprendre. Difficile dans ce cas d’intervenir de manière pertinente. Seul le matin lorsque j’ai pu croiser le formateur croate arrivé lui aussi tôt au petit-déjeuner avons nous pu discuter un minimum. Il m’apprend qu’il avait commencé sa carrière sous Tito et la Yougoslavie communiste au sein de la compagnie nationale, avant de partir travailler il y a 20 ans pour la CMA CGM. Il me parla même de sa fille, également informaticienne, bientôt parti à Munich pour son travail. A l’arrivée du capitaine et de l’officier mécanicien (ils avaient l’air copains comme cochon ces deux là), alors que nous étions quatre à table avec moi seul à mon bout, ai-je pu intervenir un petit peu alors qu’ils parlaient de l’ère communiste et de la possibilité de voyager à cette époque.

L’autre frein à la conversation, en plus de mon incapacité à trouver une accroche suffisamment pertinente, fut que les autres officiers avaient tendance à parler entre eux en roumains. Manque de pot, mes deux voisins de table étaient sans doute les plus timides de la bande, notamment l’officier de sécurité qui, pour que vous vous fassiez une image, ressemblait de manière frappante à Lionel Messi. Je n’ai jamais osé lui en faire la remarque.

Malgré tout ça, de bout en bout, j’ai pu glaner quelques informations que je vous livre tel quel, vous sachant friand de la vie des autres. Tout d’abord, il semblerait qu’une minorité d’employés à bord de ces bateaux soient des amoureux de la mer. A vrai dire, l’attrait principal pour cette vie réside dans le salaire généreux. A l’instar de l’ancien policier qui me fit ces confidences, la plupart ne font ça que pour le fric. C’est moche. Un mythe s’effondre. Mais je peux les comprendre. Ils n’ont que des contrats de courte durée à statut international, de trois mois pour les officiers, qu’ils enchaînent si tout se passe bien. La conjoncture est à grappiller le moindre coût. Le rapatriement aérien à la fin de leur contrat à tendance à se faire de plus en plus à partir de ports proches de leur lieu de résidence, prolongeant du coup légèrement la durée à bord. Des obscures conversations professionnelles, j’ai vaguement compris que les critères d’obtention de certaines primes avaient été modifiés. Et surtout, il se pourrait que la compagnie, notamment sur les lignes Asie, souhaite remplacer les officiers roumains par des officiers chinois, cantonnant les premiers à des postes administratifs à terre, mais du coup sans nul doute moins rémunérateurs. Bref, ce n’est plus ce que c’était.

Alors, malgré l’ambiance fort sympathique, notamment au vu de celle à bord du Columba, n’allait pas croire que tout se fini par de joyeuses ripailles et tapages de cuisses. Après tout, lors de ces trajets à bord de cargos, nous restons, nous les passagers, des intrus dans un espace de travail. Plusieurs fois j’ai ressenti une ambiguïté, une gène, comme la sensation de déranger. Mais sans doute est ce aussi du à mon caractère. J’aurai du avoir le courage, entre deux yeux, de demander au capitaine si, au final, ça ne le ferait pas un petit peu chier tout ces surnuméraires à bord.

Se divertir sur un cargo

Tout les chafouins à qui j’avais exprimé mon souhait de réaliser un trajet à bord d’un cargo ont invariablement soulevé le sujet des activités à bord. Qu’allais-je faire pendant ces jours à bord de ce bateau, sans internet, télévision, cinéma, concerts, bref, sans divertissement ? N’allais-je pas mourir d’ennui ? A croire que le risque majeur dans cette société moderne est de se retrouver tout seul face à soi et la douleur suprême de devoir passer une heure sans qu’un quelconque média passif vienne nous stimuler sans effort le cerveau.

Alors pour les plus hyper-actifs d’entre vous, vous pouvez aller vous dépenser dans la salle de gymnastique, à soulever des altères ou pédaler sur le vélo d’appartement. Enfin, en ce qui concerne ce dernier, encore faut-il comprendre les instructions en chinois. Moi, j’ai abandonné et me suit rabattu sur le tapis roulant, plus simple à comprendre. Si ça ne vous suffit pas, allez donc plonger dans la piscine, s’il y a de l’eau, bien entendu.

Pour peu que vos co-passagers soient en condition ou que vous croisiez un membre de l’équipage qui ne travaille pas, vous pouvez toujours l’inviter à une petite partie de ping-pong au pont C, dans la sus-mentionnée salle de gymnastique. En ce qui me concerne, j’ai réussi à motiver un officier chinois sur le Columba puis un membre d’équipage philippin sur le Gemini. Je ne suis pas peu fier de vous avouer que j’ai sèchement battu 3 sets à 0, le jeune officier chinois. La deuxième séance avec mon adversaire philippin a consisté uniquement en des échanges, juste pour la beauté du sport et le rapprochement entre les peuples.

Si les activités physiques ne vous intéresse pas, allez donc faire un petit tour du bateau. En tant que passager, on est relativement libre de nos mouvements. Seuls sont exclus la salle des machines et certaines zones techniques. Pour la première on peut néanmoins demander l’autorisation au chef mécanicien et jeter un œil au cœur du vaisseau, accompagné d’un des responsables bien entendu. Moi, sur le Columba on ne me l’avait pas proposé. Sur le Gemini, bien que le second officier mécanicien m’ait demandé si cela m’intéressait le premier matin à bord, je n’ai jamais osé vu que que nous étions à quai (pas le bon moment) mais aussi parce qu’un formateur mécanicien était à bord et que j’en ai déduit qu’ils étaient tous fort occupés. J’avoue aussi que je n’étais pas plus intéressé que ça. Si mon séjour c’était prolongé, au large, sans doute aurais-je émis le souhait.

Pour rappel, on peut aussi se balader sur le pont extérieur, muni d’un casque à condition d’en avertir quelqu’un au « ship central office », le bureau central du bateau situé sur le pont supérieur (qui bizarrement se trouve être le pont le plus bas de l’espace d’habitation). Ceci dit, le peu de fois où je suis allé voir si quelqu’un s’y trouvait, il était désert. Il n’y a qu’à quai qu’un officier de garde était présent, la plupart du temps pour attendre l’arrivé de ces foutus agents locaux de la CMA CGM. Dans le « ship central office » on peut jeter un œil aux différents écrans affichant les retours des caméras de surveillance sur le pont extérieur ou des diagrammes ésotériques représentant, je crois, la répartition des charges sur le bateau. Bref, rien qui puisse nous occuper des heures.

Si vous avez de la chance, le capitaine décide d’effectuer un exercice de sécurité. Dûment prévenu à l’avance, en tant que passager, vous êtes néanmoins tenu de participer. C’est à bord du Gemini, une fois en mer, un après midi vers 15h30 que celui-ci fut programmé. Comme prévu, une alarme générale retenti. Je monte donc calmement à la passerelle, mon point de rassemblement, un étage et demi au dessus. J’avoue, j’ai un peu triché car j’avais déjà mis des chaussures couvertes comme préconisé ainsi qu’un pantalon. J’assiste pendant une demi-heure, via les conversation en talkie-walkie, à une simulation d’alerte incendie. Finalement, le capitaine déclenche l’alarme d’abandon du navire et je suis invité par le steward, Jerry, en bleu de travail et casque à le suivre. Nous passons à ma cabine ou je récupère ma combinaison étanche attitré, dans son sac sous scellé. Je descend en sa compagnie calmement mais vivement les escaliers jusqu’au pont A afin d’enfiler un gilet de sauvetage que l’on nous distribue tous. Ensuite direction bâbord où tout le monde se regroupe autour de l’officier en second sous le bateau de sauvetage principal. On nous compte et pendant une demi-heure nous avons le droit à un petit rappel sur les devoirs de chacun en cas d’évacuation, sur le déclenchement des radeaux de sauvetages, utilisés lorsque le bateau sombre, ainsi qu’une demi démonstration sur comment libérer le vaisseau de sauvetage insubmersible. Tout ça se fait, bien entendu dans un anglais à l’accent très aléatoire et je suis toujours à me demander si en cas de panique général tout ceci s’avérera aussi fluide.

Non, il faut bien avouer que les trois activités principales à bord du bateau, en dehors des repas, restent la lecture, le bavardage et la contemplation. Au frais dans sa cabine, dans l’espace de détente commune des passagers (pas plus confortable) ou bien dehors sur les ponts (pour peu que vous ayez une petite chaise pliante planquée quelque part dans votre cabine), vous avez tout loisir d’avancer dans votre liste de lecture estivale. Si d’autres passagers sont présents, vous pouvez vous retrouver pour un café papotage dans l’espace de détente. Sur le Gemini, il y avait même une console de jeu Playstation 3… mais sans jeux. Et puis les cabines sont munies de prises électriques donc si vous avez un ordinateur portable, il est parfaitement utilisable.

Ponctuellement, pour rompre la monotonie ou récupérer un peu de chaleur absorbé par la climatisation parfois exagérée, vous pouvez aller jeter un œil dehors. A quai, le spectacle de containers volants parfois à quelques mètres de soi et un spectacle sans cesse renouvelé. En mer, l’excitation est à son comble lorsqu’on aperçoit un bout de terre, comme le premier aperçu des falaises de l’île maltaise de Gozo ou lors de notre passage entre Majorque et Ibiza à bord du Gemini. Le jeu consiste alors à essayer de deviner l’identité de ces bouts de terre puis, si on l’ose, de monter à la passerelle demander à l’officier de garde de confirmer. A bord du Gemini, celui-ci m’a même gentiment conduit jusqu’à la table des cartes pour me montrer la carte marine papier sur lequel était indiqué notre trajectoire et le contour du littoral.

Manger à bord

Il est donc venu le moment de parler de la nourriture à bord de ces beaux cargos. Oui, car grâce à de magnifiques ellipses temporelles que seuls permettent la littérature et d’autres formes narratives plus mineures tels que le cinéma et la chronique livestyle sur Youtube, je vais combiner en un seul présent les multiples épisodes gastronomiques à bord des deux fiers vaisseaux de la CMA CGM, compagnie française basée sur Marseille (main sur le cœur et menton en l’air, avec des cigales au fond), dont j’ai eu l’opportunité de fréquenter les cuisines.

Roulement de tambours, halètements de suspens puis soudain coup de cymbales : c’était fort mauvais.

Voilà, la messe est dite. La fière réputation gastronomique de tout un pays durement portée au plus haut s’en trouve éclaboussée d’excréments mais, oui, il faut bien l’admettre : c’est franchement extrêmement désappointant. Mary et Douglas furent les premiers à exprimer tout en chuchotements complices afin de ne pas être entendus du capitaine, que non, ils attendaient mieux d’une compagnie française.

Maintenant que l’artillerie lourde a tonné, tentons de tempérer mes propres propos (Tiens, en voilà une bien belle allitération en « p » et « pr », soit dit en passant). Quand je dis que c’est fort mauvais, disons que c’est plutôt dans l’esprit cantoche : saucisse purée haricots verts et flamby au dessert. Mais sans imagination et plutôt grossier.

Par sans imagination j’entends qu’à chaque repas c’est invariablement une soupe du jour qui, dans les mauvais jours du chef, peut tomber aussi bas qu’une soupe aux tripes, suivi d’un plat principal qui dans les moments de grâce s’avère être une pizza surgelée mais au quotidien est plutôt un steak brocolis à la vapeur. Le tout s’achève par un fruit mais si on est gentil parfois on a de la glace recongelée légèrement pailletée à l’intérieur. C’est rigolo, c’est froid, ça croustille mais ça fait comme des micro coupures sur la langue. Moi, je mange car comme le dit si adroitement ce court mantra bourguignon du 21ème siècle, copyright Gabriel Bloch : « On te demande pas d’y aimer, on te demande d’y bouffer ». Point d’exclamation. Sont déjà bien gentils de nous accepter à bord.

Ceci dit… je ne voudrais pas barbouiller le tableau tout en noir. Il nous est aussi servi invariablement des crudités. Parce que c’est bon pour la santé et que ça aide au transit. Comme chacun sait, transit libéré égal esprit libéré. La salade est présentée non assaisonnée, certes, mais comme l’huile et le vinaigre balsamique sont à disposition sur la table, il ne tînt qu’à nous que nous nous sortîmes les doigts du fondement. Ce que fit Mary qui fut la première à craquer en nous préparant une petite vinaigrette en live. Après tout, on est finalement ici comme à la maison, bien que servi par un jeune philippin timide.

Hormis ce louable dessein digestif, nous avons eu un soir sur le Columba une fort convenable à bonne goulasch, parfaitement assaisonnée et composée de tendres morceaux de viandes qui nous souleva tous les sourcils d’étonnement. Alors, effet de contraste après deux jours de nourriture insipide ou réussite culinaire ? Soyons sport et penchons pour le deuxième. Ceci dit, la chronologie exacte de tout ces repas se brouille dans mon esprit, mais il me semble bien qu’en entrée ce soir là, le chef avait tenté de nous refourguer le reste de soupe aux tripes, grossièrement transformée par l’ajout de gélatine en une sorte de fade pâté de tête encore plus inintéressant. Moi qui suit bien élevé, j’y est prélevé une tranchette à fin d’examen. J’en ai conclu donc que le chef ce soir là nous avait clairement dit « merde » avec ce qu’il avait sous la main. C’était donc de l’art dans sa définition moderne : l’expression d’un message par le biais d’une technique maîtrisée. Il ne manquait juste que la note d’intention pour qu’il puisse exposer.

Autre moment de désillusion, d’un autre acabit : ce soir là, à bord du Gemini était inscrit au tableau de la salle à manger des officiers un mystérieux « cheese pie » en dessert concluant un « schnitzel » en plat principal. On n’était pas loin d’espérer du repas convenable surtout que vu l’anglais cassé parlé à bord de ces navires, l’esprit qui est le mien avait tôt fait de visualiser un « cheese cake » sous la dénomination de « cheese pie ». Qui plus est, un des officiers roumains avait discrètement demandé deux parts à Jerry, le serveur, avec un regard complice. Je m’en pourléchais les muqueuses d’expectative.

Bon je passe sur le schnitzel, une vague escalope panée mollassonne qui n’avais jamais connue Vienne et encore moins l’Autriche. Cantine, vous dis-je, pensez cantine. Le « cheese pie » c’est avéré être une sorte de feuilleté au fromage dont je ne parvient toujours pas à trancher s’il était salé ou sucré. J’peux rien affirmer, m’sieur l’commissaire. J’ai envie de dire que ça dépendait des bouchées même si aucune n’était ni franchement mauvaise ni franchement délicieuse. Il faut croire que c’était une spécialité roumaine vu l’enthousiasme apparent de mes collègues. Mais enfin, qui sommes nous pour juger du bien du mal, du bon du mauvais ? Après tout, nous vivons dans la décennie des chaussettes-claquettes, alors… un feuilleté mi-gras-sucré-salé-mi-bon-mi-mauvais…

Comme me l’a confirmé le capitaine du Gemini, plus loquace que celui du Columba, le cuistot sur un bateau, c’est hyper important. Je crois qu’il était conscient de la qualité un peu moyenne de son staff. Malheureusement, de ce que j’ai pu comprendre, il n’est pas responsable du recrutement de celui-ci. Les deux cuistots que j’ai côtoyé à bord des deux bateaux étaient tout les deux philippins, sans doute peu familiers de la cuisine européenne exigée par les officiers, sans parler qu’il devait très certainement se coltiner des consignes diététiques d’un pseudo CHSCT à Marseille. D’ailleurs, sur le Columba, nous avions chaque jour à notre table une feuille avec les menus du jours, séparé en deux colonnes : la première pour les officiers et la deuxième pour les membres de l’équipage. La plupart du temps l’équipage, majoritairement philippin, faut-il le rappeler, avait droit à des plats plus asiatiques. Avec Mary on regrettait parfois de ne pas pouvoir choisir l’autre menu ou de bouffer avec l’équipage. Les pauvres officiers chinois qui devaient eux aussi avoir une autre idée de la nourriture, se faisaient parfois des bols de nouilles dans la cuisine.

Ça plus l’ambiance contenue dans la salle à manger, rien d’étonnant que Douglas ait demandé discrètement à chaque dîner auprès de Rey, notre serveur, pour qu’il nous serve une bouteille de vin histoire d’ajouter un peu de joie au repas. Arrivé à Malte, on avait déjà sifflé toute la maigre réserve, rouge ET blanc. Du Rioja Marquis de Caceres espagnol, pour ceux que ça intéresse.

La haute mer

L’infini platitude azur d’une mer calme. Et ouaih… on peut être à bord d’un gros engin mazouté et tenter un peu d’introduire un quota de poésie dans ce monde de violence et de gabegie énergétique. Pour peu que l’on décolle un peu ses yeux de son smartphone, que l’on daigne ouvrir la porte des quartiers d’habitation et mettre le nez dehors, il nous (enfin, en tout cas, il me. Qui suis-je pour parler en votre nom, après tout ?) prend une sensation agréable d’avancée irrémédiable. Je ne sais pas où on vas, mais on y va, et ce n’est pas les petites vaguelettes que je vois quelques 15 étages plus bas qui vont ébranler le mastodonte qui file ses 15-20 nœuds sans que l’on ressente le moindre roulis ou tangage (et encore moins lacet). A vrai dire, les 11000 tonnes ne semblent à peine déplacer l’eau et ne laissent qu’un discret sillage (de taille toute relative, bien entendu) de leur passage sur les flots et un vague nuage maronnasse accompagné d’effluves d’hydrocarbures dans les airs.

Cette chose qui peine à nous procurer une quelconque sensation de mouvement, c’est la mer Méditerranée, fin juillet qui plus est, et par beau temps. Sans être parfaitement lisse comme les dallages marbrés des trottoirs de La Valette (petite référence pour le futur), elle est discrètement perturbée de petites vaguelettes fractales. Ceci dit… c’est beau et surtout… c’est bleu. Sous le violent soleil de fin juillet je constate que ce n’est pas une légende ou une licence poétique : la Grande Bleue l’est vraiment. D’un beau bleu royal à profond que viennent égayer de fugitifs éclats de lumière lorsque l’angle est propice.

Suivant les endroits (et je dois reconnaître que j’en ai connu peu), la mer n’est pas déserte. On constate alors que l’on est entouré en permanence d’une demi-dizaine de bateaux à la limite de notre horizon, de toutes tailles. C’est notamment le cas entre la Sicile et la Tunisie, une route maritime d’importance. Certes, cela est bien moins encombré que la Manche mais c’est avec plaisir que je peux y constater que nous distançons un porte container de la concurrence.Columba14

Grisé par cette relative sensation de vitesse, il me vient ces quelques vers :

Chauffeur, chauffeur,
Si tu es champion,
Appui-euh, appuie.

Chauffeur, chauffeur,
Si tu es champion,
Appuie sur le champignon.

Apollinaire n’aurait pas mieux dit.

La nuit tombée, en l’absence de lune, le noir d’encre de la mer se confond presque avec le ciel étoilé. L’éclairage du bateau ne porte que jusqu’aux vagues de travée, seuls éléments mouvant. Avec le vent relatif, soufflant tiède en ce mois de juillet bien que fort de nos 20 nœuds, ils confirment que nous filons dans le noir de l’espace. Au loin, de vagues lumières signalent la position d’autres navires. Tout près, un pauvre grillon solitaire et aventureux, perdu dans la jungle contre-nature de cubes métalliques, chante vainement pour ses congénères restés plusieurs centaines de miles derrière.

Sur la passerelle silencieuse plongée dans le noir, deux officiers de garde veillent au cap. De là haut nous dominons notre chargement de container réduits à des formes géométriques, monochromes, doucement éclairés par la lumière bleu nocturne. Une quasi pleine lune se reflète en pointillisme sur la mer immobile tout autour. Les sensations de mouvement et d’échelle se perdent. Après quelques instants de contemplation muette, je quitte la scène sur la pointe des pieds. Chuut. Laissons les rêver. Le bateau est enfin libre. C’est de nouveau la place aux marins.

Toucher terre

Voyager en bateau ce n’est pas QUE voguer sur les flots. Tout l’attrait initial de ce mode de transport, en ce qui me concerne, était de vivre l’arrivée dans un port étranger, lentement, par voie maritime, voyant tout doucement ma destination s’approcher. J’ai assez vécu la téléportation à bord d’un avion, quittant un aéroport international clinique pour arriver à un autre aéroport international clinique quasiment similaire.

Columba26Pour aller à Malte nous faisons une premier escale à Gênes, quasiment 24h après avoir quitté Fos-sur-Mer. Je monte donc à la passerelle rejoindre Doug & Mary pour assister à la fascinante manœuvre qui consiste à faire rentrer un monstre de quelques milliers de tonnes, tout en dérapage, sans ABS, dans un port en eau profonde sans tout défoncer dans son passage. Sur place se trouvent déjà le capitaine, son officier en second, un ou deux officiers chinois et une petite poignée d’aspirants dont le rôle consiste, d’après ce que j’ai pu comprendre, à arroser les plantes, faire le café, tirer les rideaux pour que personnes ne soient éblouis ainsi que monter ou descendre des drapeaux. Oui, ça ressemble au statut de stagiaire.

Le rituel est toujours le même que ce soit pour quitter un port ou y entrer. Tout d’abord un ou deux pilotes locaux connaissant bien les lieux arrivent en vedette et montent jusqu’à la passerelle. A partir de dorénavant ce sont eux qui commanderont le navire, tout en informant le capitaine de leur manœuvre. Il arrive également escorté d’un petit trio de remorqueurs qui vont aider à pousser ce gros pachyderme d’acier jusqu’à son point final. Dans un calme et une maîtrise apparente absolue, ils lanceront des ordres de cap et de vitesse dans un anglais cassé, ordres répétés par l’officier à la barre dans un autre anglais cassé mais d’un accent différent. Columba7C’est vraiment miraculeux que tout ce monde arrive à se comprendre car à la passerelle règne un gros bruit de fond – mélange de vibrations mécaniques, bips en tout genre, baragouinages incompréhensibles aux talkies walkies ainsi qu’une imprimante matricielle tout droit sortie des années 80, imprimant quelque chose en continue* – couvre les ordres. Quand la trajectoire du bateau passe relativement près d’un obstacle, les quelques officiers supérieurs se précipitent d’un bord à l’autre du bateau pour, de visu, constater que ça passe laaaaarge. Ou pas. Tout ça sans qu’aucune paupière ne tremble. Ils ont toute ma silencieuse et respectueuse approbation. D’ailleurs, je vous laisse juge car j’ai un enregistrement pirate devant correspondre à l’arrivée à Gênes. Pour le visuel, imaginez les officiers habillés de chemises blanches à épaulettes mais sans casquettes assistés de deux pilotes italiens dont le principal ressemble trait pour trait à Marco Pantani (ou au commissaire Montalbano me chuchote Mary, qui connaît bien cette série télé mais dont la ressemblance me paraît fort douteuse).

En tout cas, Marco, il s’y connaît car il a réussi à faire rentrer notre grosse savonnette dans l’étroit port de Voltri-Pra à Gènes, en ayant fait réaliser un magnifique 180 sans qu’on arrache la moitié de l’embarcadère. Il y a des métiers où on prend moins de risques et j’imagine même pas le montant de leurs polices d’assurance.

Quand toute cette opération s’achève (en succès, n’en doutons pas) et que le capitaine remercie le pilote de l’avoir sorti de ce guêpier, soit nous partons au large et dans ce cas le pilote se fait récupéré par une vedette et nous quitte pour de nouvelles aventures, soit nous sommes arrivé au port et pour le capitaine commence un long marathon bureaucratique consistant à signer un tas de papiers avec l’agent local de la CMA CGM dont je ne soupçonne même pas la teneur. C’est à ce moment là, si on a de la chance car cela peut encore durer une heure ou deux, que nous, les surnuméraires avons l’autorisation de descendre à terre pour aller faire un peu de tourisme. Le bateau restant la plupart du temps plus de 20h à quai, on a largement le temps.

Sauf que, tout n’est pas si simple quand on arrive en bateau. Tout d’abord, une fois descendu sur le quai d’un port de porte conteneurs qui, je vous le rappelle, n’est absolument pas prévu pour des êtres humains, il faut qu’un des officiers du bateau appel une navette interne (s’il y a, ce qui n’est pas le cas à Fos, à priori) afin de nous amener en toute sécurité jusqu’au poste à l’entrée. A Malte nous avons attendu 20mn pour pouvoir faire les 100m qui nous séparaient du pied de la grue où on s’était réfugié de la sortie du port. A Gênes, c’était un peu plus efficace. Columba12Arrivé au poste de sécurité on nous demande nos passeports (qui nous ont été rendus le temps de la sortie, fort heureusement) ainsi que le nom du bateau. Si tout ce passe bien, nos noms sont sur la liste d’équipage et nous sommes autorisés à sortir. A Malte, ce fut plus compliqué car nos noms n’y étaient pas.

Une fois sortie du port, il faut maintenant rejoindre les lieux d’intérêts car très souvent, le port est loin du centre ville. La palme revient au terminal Eurofos, perdu au milieu d’une zone industrielle. Au retour de la sortie le cirque est identique. Au poste d’entrée, on tend son passeport, on cite le bateau, on répète car l’employé du soir ne parle pas bien l’anglais. On attend que son collègue anglophile se pointe. On attend la navette et enfin… on remonte à bord accueilli par les sourires de nos braves marins chinois et philippins.

Mais j’oubliais le plus important, on retrouve le calme climatisé de notre immeuble flottant après une rude journée à terre sous le cagnard, pendant que les employés du port, inlassablement, récitent leur ballet d’acier.

* Je me suis depuis renseigné auprès d’un des officiers du Gemini: l’imprimante enregistre à intervalles régulière le cap et la profondeur d’eau sous le bateau