Rater l’avion

A quoi ça tient les souvenirs d’une jolie expérience touristique, je vous le demande ? Malgré cette sagacité aiguë qui vous caractérise, car j’ai une haute opinion de mon lectorat, vous, rares lecteurs de ce blog (mon ego est malgré tout doté d’un esprit réaliste), vous devez néanmoins vous demander où je veux bien en venir avec cette phrase d’introduction fortement générale, hormis de vouloir placer une nouvelle digression verbeuse, à croire que quelqu’un me rémunère au mot. Là où je veux en venir, c’est évoquer à quel point le souvenir d’une expérience riche et positive peut soudainement virer au cauchemar traumatique du fait d’une conclusion malheureuse, de ces cauchemars qui, à notre retour, l’on narre aux assemblées attentives (consentantes ou pas) empli d’un concentré maximal de colère et d’outrage jusqu’à en oublier les 90% autres anecdotes positives qui constituent la dite riche expérience. Ce billet sera écrit dans un style proustien ou ne sera pas. Tout ça pour dire, impatient lecteur pressé de retourner à ses activités normatives, qu’il suffit d’une conclusion malheureuse pour que les trois jours deux nuits Kakadu-Litchfield partent en eau de boudin.

Rassurez-vous, je ne suis pas la victime de cette histoire. Mon karma positif accumulé en Inde puis au Vietnam, bien que s’étiolant de nouveau au contact de la société occidentale bourgeoiso-consumériste, me prémuni de ce genre de choses. Non, les acteurs principaux de cette terrible farce touristique sont deux de mes concitoyens, et pas des moins sympathiques puisqu’il s’agit en l’occurrence (comme le veut l’expression logique dans ces cas là) du jeune couple Émilie et son copain. C’est dramatique, mais j’ai complètement oublié son prénom. Nous allons donc le prénommer Gustave, dans un soucis de lubrification narratif. Gustave, c’est plutôt classe comme prénom et en plus ça sonne complètement 19ème siècle, époque proustienne. J’aurai pu tout aussi bien le prénommer Lucien ou Émile, mais avec Émilie comme partenaire, ça aurait été trop facile. Arrêtez de vous attacher à des détails, enfin.

Il se trouve que les jeunes Émilie et Gustave ont eu la sotte idée de réserver des billets d’avion, le dernier jour des fameux 3 jours et 2 nuit, et ceci pour 20h à Darwin. Les sots. La brochure spécifiait un retour en ville pour 17h le dernier soir mais seul des bisounours ou à la rigueur des schtroumpfs y aurait prêté foi. Mais en disant cela, je dévoile déjà en partie le dénouement de cette passionnante histoire que j’espère captivante en misant très fort sur votre taux présent d’alcoolémie ou de THC dans le sang.

Le matin donc de cette troisième journée, nous nous levons de bonne heure. Pour l’anecdote, je dort dans la même tente que Phil, l’ORL américain, bien que dans des lits séparés afin de couper court à toute forme de commérage. Ceci n’a quasiment aucune incidence sur le court de l’histoire, mais avec l’effet papillon, comment en être sur ? Adam, dans un soucis de timing nous avait enjoint hier soir de nous lever si possible autour de 5h du matin. La vie dans un milieu rustique tel qu’un glamping australien ne pardonne pas. Était-ce la dure journée riche en émotion de la journée précédente (nous y avions léché du cul riche en vitamine C), les kilomètres avalés dans un camion tressautant sous une bande son aléatoire ou bien plus simplement la soirée animée de passionnants échanges intellectuelles stimulés par des bières australiennes bon marché ? Je ne saurez conclure mais toujours est-il que le réveil fut difficile pour moi et mon collègue de chambrée. De plus, les autres avaient pris bien soin d’opérer leur réveil en mode furtif, tels des Delta Force intervenant au Pakistan.

C’est donc plutôt vers les 5h30 que je me suis extrait du lit pour aller prendre le petit déjeuner dans la tente centrale permanente prévu à cet effet. Autant vous dire que je me suis battu jusqu’à notre départ avec cette fatale demi-heure de retard, essayant de caser un petit déjeuner, une douche, un habillage et un rangeage dans une petite heure. En vérité, j’étais plutôt dans un timing normal jusqu’à ce que Phil vienne me voir dans ma tente, que j’étais patiemment en train de balayer, pour m’annoncer que tout le monde était casé dans le camion, moteur tournant, Adam au volant, n’attendant que moi. J’aime la lumière mais là, c’était pas forcément la meilleure situation. C’est donc avec une toute petite demi-heure de retard sur son planning d’origine que notre guide prend la route. Hormis quelques quolibets et regards ironiques, l’affaire ne prêtait à aucune conséquence.

En route, c’est là que j’apprend en discutant avec eux qu’Émilie et Gustave ont un avion à prendre le soir même à Darwin et qu’ils ont laissé leurs bagages à l’hôtel. Moi, je suis un angoissé des horaires d’avions. Quand j’ai un vol j’arrive entre 2h et 3h avant à l’aéroport. Pour avoir eu quelques ratages de vol, je connais la terrible humiliation et frustration qui en découle et fait tout pour ne plus me retrouver dans ce genre de situations. En entendant leur planning, je lève donc un sourcil d’étonnement et pense en mon fort intérieur qu’ils doivent être tout les deux sérieusement zens pour tenter pareil expérience. Après, chacun ses angoisses, les peurs et les risques étant deux choses différentes.

La matinée passe, la plupart du temps sous forme de somnolence ou de contemplation dans un véhicule en vibration. Lors d’un nouvelle arrêt pipi (normal, vu tout ce qu’on nous force à ingérer comme liquide) Emilie et Gustave informent Adam de leur contrainte horaire. Nous reprenons la route.

Quelques heures plus tard, face à l’immensité plate et mystérieuse de la plaine d’Arnhelm, sur le site aborigène d’Ubirr, nous méditons sur 30000 ans de culture indigène inchangée. Il est autour de 15h et des nuages poussés par un vent régulier viennent ponctuer ce paysage intemporel de ronds sombres. Accessoirement, nous sommes à 300km de Darwin. Je contemple, je contemple mais je médite pas mal également sur l’incroyable défi lancé à la science moderne pour combler 300 bornes de distance sur des pistes et des routes en moins de quatre heures si possible. Après, ce n’est pas moi le pilote.

Finalement, Adam sonne le rappel en rappelant à tout le monde qu’il y a un couple de frenchies à déposer à l’aéroport, couple qui commence tout doucement à se tendre. L’heure n’est plus à la rigolade. Maintenant il s’agit de bouffer de l’hectomètre en pelletées. Nous montons tous dans le camion et par un curieux hasard, je me retrouve à l’arrière en compagnie des deux couples français, Émilie et Gustave ainsi que Pierre et Sophie. Devant, à côté et autour d’Adam se regroupent les deux néo-zélandais, un américain et les deux lettoniens. Phil est juste devant moi et à nous deux, nous opérons une sorte de cordon de communication entre l’arrière du véhicule et le poste de pilotage.

Car voici la situation : le temps filant comme vous le savez comme du sable entre les doigts, le gros camion quatre-roues motrices en tôle faisant un boucan métallique, les frenchies parlant anglais avec un accent à couper à la truelle, il devient vite pénible et compliqué pour Adam et le couple Gustavo-Emilien de se synchroniser sur le plan A ou l’éventuel plan B. Il faut dire que pendant le trajet, Adam continu à parler tranquillement dans son micro, nous déversant de nouvelles anecdotes soit touristiques soit culturelles. Dans ces moments de tension croissante, on a souvent envie de sentir que l’on est le centre d’intérêt du moment. Pour communiquer avec Adam, ils commencent donc à écrire des petits mots sur des papiers que nous sommes chargés, Phil et moi, comme à l’école, de faire passer à l’avant, retour compris. Tout naturellement, il est difficile de maintenir une conversation de fond de cette manière et la chose doit s’avérer frustrante pour tout le monde. Pour ne rien arranger, Émilie parle très mal anglais et Gustave, malgré son année à Melbourne, le parle à peine mieux.

Rapidement, nos deux héros commencent à s’épancher sur l’autre couple français. Nous sommes tous d’accord pour conclure que le timing sera très certainement chaud bouillantissime, voir au-delà. Les demi-heures passent et le temps continue de filer. Depuis lors, la bande de français s’acharnent à coup de smartphones pour trouver un plan B. Parce que les désagréments n’arrivent jamais seuls, ces jeunes gens plein d’optimisme ont déjà réservé un autre tour guidé de quelques jours le lendemain, à Cairns. Rater leur avion ce soir signifie donc pour eux perdre l’argent du vol ainsi que l’argent du tour. J’en ai mal à la bourse pour eux. Bien entendu, il est inutile de préciser que la température monte également très légèrement entre Émilie et Gustave. Avec plein de sagesse et d’ironie, un des vieux hollandais se penche vers Phil et moi en glissant « si leur couple survit à ça, ils sont bons pour durer ». De manière assez amusante, la tension monte également très légèrement au sein de l’autre couple. Les deux ne sont pas d’accord sur le plan B à adopter. Quand à moi, le dernier frenchie du lot, je balance entre tenter de les convaincre de prendre ça avec philosophie (échec), de donner mon avis (mauvais idée, je l’abandonne rapidement) et de les aider. De ce côté là, à part les flatter dans leur outrage (ah oui, non mais je vous jure, c’est n’importe quoi ces brochures qui vous certifie que vous serez rentré à 17h pétante à l’heure pour Stade 2) je ne voyais pas trop ce que je pouvais faire. Une oreille compatissante, éventuellement.

Alors que pour tout le monde il est dorénavant clair que les carottes sont carbonisées (un appel à l’aéroport les convainc qu’ils ne pourront pas faire attendre le vol), Émilie et Gustave en sont maintenant au point où, vexés, ils cherchent à s’auto-convaincre (avec un peu d’aide de l’autre couple) qu’ils sont dans leur bon droit pour demander réparation auprès de l’agence gérant notre expédition. Il n’y a jamais très loin entre la victime et le mauvais perdant. Dans ce cas là, notre honnêteté voudrait qu’on leur dise « non mais vous vous êtes plantés les gars, assumez » mais notre patriotisme et notre humanité milite pour un plus doux mais parfaitement hypocrite « rhalala, mais complètement, c’est des salauds ces agences. Ça va pas être simple, mais vous avez raison de vouloir les émasculer ». Moi j’opte pour une action totalement machiavélique et fielleuse : je leur passe ma copie de mon contrat signé avec mon agence pour qu’ils puissent à loisir lire les petites clauses en corps 8 listant les cas possibles de réclamation. Il faut dire que je commence légèrement à me sentir coupable pour ma demi-heure de retard matinal.

C’est donc de nuit, autour de 19h30, que nous déposons Émilie et Gustave devant leur hôtel. La tension entre eux et Adam est palpable, lui étant particulièrement agacé par leur attitude, sachant qu’il vient de se taper un bon paquet d’heures de conduite sans mollir. Il a du vouloir jongler entre les souhaits de la majorité qui était de prendre son temps et les impératifs de deux frenchies un peu maladroits dans leur planning. Un peu plus tard, j’apprendrai que l’incompréhension était également de son côté sachant qu’il avait suggéré d’appeler un taxi pour les amener plus tôt à Darwin. Mais dans ces cas là, une réaction normale quand on a un budget tendu, comme ce devait être leur cas, est de vouloir tenter l’option la moins chère, quitte à tout perdre.

Tout ceci serait presque anecdotique si, encore une fois plus tard, Adam m’avouera qu’il avait trouvé la réaction et la gestion des choses par Émilie et Gustave « typiquement française » c’est à dire, distante, peu expansive. Il faut bien admettre que les deux couples français ont passé la plupart de leur temps ensemble et que l’épisode des petits billets en papier a du lui laisser cette impression.

Mais pourquoi donc est-ce que je vous raconte tout ça, me demanderiez-vous ? Et bien tout simplement car je la trouve symptomatique d’une certaine façon française de gérer les aléas, toujours à chercher à blâmer les autres pour ses propres bêtises (Peut-être est-ce un trait commun à toutes les cultures, après tout). Mais aussi, car cet épisode avec d’autres anecdotes m’amènent à penser qu’il y a fondamentalement une incompatibilité culturelle entre les français et les anglo-saxons sur certains points.

Pour conclure, l’histoire ne dit pas si Émilie et Gustave sont toujours en Australie et encore moins ensemble. Et en plus, ce billet n’était pas plus proustien que ça.

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