Vous devez commencer à avoir l’habitude mais je vais, de nouveau et en introduction, me prêter à une généralisation outrancière à partir d’un échantillon réduit de cas. J’affirme avec aplomb qu’un nombre important d’américains, de toutes catégories sociales, ont un parcourt professionnel extrêmement varié, beaucoup plus varié que la moyenne française.
Lorsqu’on interroge un(e) français(e) moyen(ne) sur sa profession, la personne (ça me simplifiera le maniement du genre) vous répondra « cadre commercial » (beurk), « agent EDF », « prof » ou encore « ingénieur informaticien » (sur-beurk). Je sais qu’il ne faut pas juger les gens uniquement sur leur profession (car il faut également tenir compte, comme chacun le sait, de leur aspect physique), mais force est d’avouer que l’image qui en ressort est extrêmement peu excitante, à moins que la réponse à la question soit « photographe de guerre » ou « tueur à gages » (ou que la personne soit une sublime blonde avec un ratio tour de poitrine / tour de hanche égal au nombre d’or).
Avec les américains que j’ai rencontré, hormis Phil à Darwin qui était tristement uniquement ORL (bon, certes expatrié en Australie pour un an fraichement sorti de son université), je suis à chaque fois surpris par le curriculum que l’on me donne. Ils ont souvent à leur passif deux ou trois métiers différents. Sans réfléchir au pourquoi du comment, je trouve ça incroyablement rafraichissant et surtout, enrichissant. Ça doit faire beaucoup pour éviter le corporatisme bien que cela induise sans doute d’autres inconvénients qui ne me viennent pas à l’esprit, là, spontanément.
Mais rappelez-vous, tout ceci n’est qu’une introduction et nullement le cœur thématique de ce billet. En vérité je souhaiterai vous parler d’un gars prénommé Merrick. Forcément, je vous doit en préambule quelques explications quand à son intérêt.
Il est venu mon dernier soir à San Francisco. Je sais, c’est triste. Toutes les bonnes choses ont une fin et il est temps que j’aille affronter le froid polaire du Québec automnale (enfin, que je me dis). C’est donc ce samedi soir que nous allons passer une soirée à Redwood City, bourgade résidentielle sans intérêt de la Silicon Valley, hormis d’être mitoyenne de Palo Alto (où réside, je vous le rappel bande d’ignares, l’université de Stanford et le siège mondial de Hewlet-Packard) et d’abriter le siège mondial, lui aussi, d’Oracle (qui pour ceux qui ne le savent pas est une méga compagnie d’informatique dont le grand patron, Larry Ellison, est un des hommes les plus riche du monde).
Je dis nous car je suis (du verbe « suivre », pour éviter toute ambiguité) Sam, Claire et le petit Isaac, à une soirée d’anniversaire organisée par un de leurs amis français habitant la sus-mentionnée Redwood City. Dans une maison de plein pied au milieu d’un quartier fade est propret, surveillé par le neighborhood watch et les patrouilles de police, où réside tout les cent mètres un millionnaire internet séparés par des voisins employés de sociétés high techs aux salaires supérieurs ou égal à 100k$ par an, je retrouve une joyeuse bande composée d’une ossature de frenchies immigrés et d’américains. Pour éviter toute mauvaise interprétation, la référence aux revenus des gens n’est là que pour poser le décor de façon légèrement hors sujet de la réalité immobilière de la Silicon Valley. Paradoxalement, les maisons ne sont pas particulièrement luxueuses, tout au plus confortables et spacieuses. Mais je m’égare.
Je me retrouve donc rapidement un verre de bière locale à la main, à faire et subir les présentations d’innombrables gens dans un état de joie croissant. Poignées de mains ou bises (quand ce sont des françaises), j’en arrive à serrer la paluche à un américain prénommé Merrick. Là commence le sujet de ce billet.
Merrick, c’est un jeune gars (une petite trentaine) de Santa Cruz (station balnéaire à une heure au sud, Mecque des surfeurs) travaillant en tant que développeur dans une petite société du Web. En France, on s’en serrait certainement arrêté là (rapport à ma longue introduction et ma fallacieuse statistique) et j’aurai papillonné vers un autre groupe de personnes en claironnant que moi, j’ai Fait l’Inde. Avant que j’ai pu trouver un habile stratagème pour clôturer cette conversation naissante et me trouver un nouvel interlocuteur, il enchaine en expliquant qu’il souhaite prendre de l’expérience pour espérer pouvoir créer sa boite (mais ça, ici, dans cette partie du monde, c’est aussi commun que d’annoncer ailleurs qu’on va s’ouvrir un PEL) car malgré son âge il est débutant dans le métier.
Je fais une rapide soustraction mentale et suis surpris par son manque d’expérience professionnel à son âge. Si vous êtes un brin perspicace, vous aurez compris qu’il n’en était pas du tout à sa première expérience professionnelle, mais juste débutant dans sa nouvelle carrière d’informaticien, débuté il y a peu. Pour vous, pour que vous ne mourriez pas de curiosité, je l’interroge donc sur ses précédentes activités. Sa réponse : l’armée. Alors voici la situation : j’ai rien contre l’armée en tant que telle. J’ai juste un problème avec les militaires. Je suis donc tout à coup légèrement circonspect. Mais voici l’histoire de Merrick à l’armée, sans doute similaire à de nombreux jeunes américains de sa génération.
A la sortie du lycée, sans idée de ce qu’il veut faire hormis une envie d’aventure, il cède aux sirènes des recruteurs. Ça tombe bien, l’armée US a grand besoins de bras ces temps-ci, engagée qu’elle est depuis 2001 dans deux guerres majeures. Comme Merrick est vraiment, vraiment à la recherche d’aventure (et un peu fou, il me l’avouera rétrospectivement), il choisi le corps des scouts qui comme sa traduction littérale ne l’indique pas, n’a rien à voir avec la bande de boys du même nom. Non, les scouts, en anglais, ce sont les éclaireurs. Après quelques mois d’entrainement intensif, il part donc, je vous le donne en mille et un, à Bagdad, Irak, Moyen-Orient.
A partir de ce moment là, je reste scotché, fasciné, en discussion pendant deux heures avec Merrick, lui posant progressivement des questions plus sensibles sur le sujet. A l’aune de ses réponses, je découvre un type ouvert, curieux, sensible et lucide pour qui cette expérience fut à la fois forte et enrichissante. Il me parle d’esprit de corps, de camaraderie et de mixité sociale, comment ses meilleurs amis d’Irak sont toujours en contact, notamment Bo, un véritable redneck d’Alabama fier de lui envoyer une vidéo de son 4×4 embourbé dans un étang, tous ces gens qu’il n’aurait jamais croisé en restant aux US. On en vient à parler plus brutalement de son contact avec la mort et toujours, aussi franc, il m’avouera n’avoir eu qu’un contact assez vague, son unité n’ayant déploré aucune perte. La mort, elle était, supposée, lorsqu’il devait tirer vers une zone désignée abritant un ennemi.
Ses deux ans à Bagdad, il me les raconte comme une vie d’excitation et de confort, hébergé dans la zone verte ultra-protégée, sortant en patrouilles de Hummvee pour escorter les forces spéciales jusqu’à leurs zones d’intervention, en charge d’éliminer les fameuses têtes du « Deck of Cards ». Tout ceci est à la fois lointain et proche pour moi, nourri des multiples films sur le sujet mais d’être en contact direct avec quelqu’un l’aillant vécu est vraiment passionnant. Avec les irakiens, il a eu quelques contacts mais leur isolement ne facilitait pas la tâche.
Encore une fois, je suis séduit par sa façon très lucide, je trouve, et neutre de raconter cela. Globalement et avec le recul, il est d’accord pour estimer que leur rôle était tout au plus flou. Bizarrement, ça lui a ouvert l’esprit. De retour à Santa Cruz, il s’intéresse à de nombreuses choses, s’informe, lit. Grâce au contrat signé au moment de son recrutement, il part faire quelques années d’étude. Un gars véritablement passionnant et attachant surtout car il nous offre une grosse bouteille de bière d’une micro-brasserie de Santa Cruz. Toutes ces histoires irakiennes, c’est un prétexte pour être resservi, bien entendu.
Finalement, un verre d’excellent et rare bourbon dans les mains servi de la réserve personnelle d’un sympathique américain d’origine sicilienne (qui me raconte ses vacances chez sa grand mère en Sicile), je me retrouve toujours debout à 3h du mat’ avec une poignée d’irréductibles frenchies, dont l’inusable Samuel, attendant mon taxi pour l’aéroport de San José. Dans deux heures j’y décolle pour Montréal. Dans l’avion, j’aurai largement le temps de dormir et de repenser à toutes les surréalistes anecdotes racontés par Merrick.
Et comme j’ai une mémoire de m… et que j’étais « légèrement » éméché, je ne m’en souviens que très peu.