Avec une bagnole et une carte bleue, on est libre (jusqu’à concurrence de votre capacité de crédit). La liberté, c’est la capacité de choisir ce que l’on veut faire. Je suis sans but. Uluru ? Fait. La Great Ocean Road ? Fait. Quoi voir maintenant ? J’ai encore trois jours de location. Au nord du Victoria, j’hésite à aller voir les Snowy Mountains, le massif montagneux le plus haut du continent, enneigé en cette saison. Deux facteurs m’en dissuadent : la distance et cette détestation de la moindre fraicheur attrapé depuis l’Inde. Il fait déjà suffisamment froid par ici, inutile d’aller se geler les miches plus haut.
Je compulse donc mon Lonely Planet pirate acheté au Vietnam (celui fait avec des pages quasiment aussi épaisses que du papier toilette) pour trouver une idée. Fort heureusement, j’avais croisé sur la route un panneau indiquant « Grampian Range » et lis le descriptif. Pourquoi pas, ce sera l’occasion de marcher plutôt que de rouler tout les jours comme un débile.
A ce propos, on est au milieu de l’après midi. Il faut donc que je trace. Je repart donc plein ouest en m’éloignant de Melbourne en essayant de me rapprocher le plus possible avant la nuit. Vers 16h30 je bascule en mode recherche de camping. Je roule, sans apercevoir de panneaux dans les rares petites villes que je croise. A 17h30, je commence à me dire que ce pourrait être amusant de tenter le camping sauvage. Je n’ai pas vraiment réussi à trancher si c’était illégal ou pas dans ce pays mais les deux vieux en 4×4 m’avaient affirmé qu’ils le faisait régulièrement sans que personne n’y trouve rien à redire.
Je prend donc une route à gauche au hasard, quittant la route principale, à la recherche d’un champs ou d’un endroit sympathique. Après deux ou trois changements de cap à l’intuition, je me retrouve dans une longue ligne droite sur un chemin non asphalté. Je planque mon contrat de location sous un tas de vêtements pour qu’il ne le voit pas. D’un côté il y a de vastes champs clôturés et de l’autre une forêt de pinèdes. De toute façon il fait presque nuit et au moins, il y a la place de se garer sans se retrouver dans un fossé. Je m’arrête.
Alors que je fait cuir un steak sur mon réchaud à gaz, un vieux pickup arrive à ma hauteur. Le vieux monsieur au volant me demande si tout va bien. Je le rassure en lui expliquant que mon contrat a peur du noir. Après cela, je ne croiserai personne de race humaine.
Je vais sans doute balancer des vérités vrais estampillées Lapalice mais il y a quelque chose de vraiment dépaysant et d’étrange à se retrouver tout seul au milieu de nul part dans une nuit profonde. C’est quelque chose de totalement étranger pour les citadins que nous sommes et par moment légèrement angoissant. Inutile de dire que le moindre petit mouvement de branche ou de feuille est intensément analysée du coin de l’oeil (où se situent les cellules photoréceptrices les plus sensibles à la lumière, figurez-vous). Ami ? Ennemi ? Psychopathe priapique ?
Le silence est total, uniquement troublé par de petites brises intempestives et ma déglutition. Le ciel est partiellement couvert et m’empêche de contempler un champs étoilé qui doit être magnifique. L’air est encore humide et le froid commence à se faire sentir. Je me repli donc dans la voiture.
A l’intérieur, les sons sont plus sourds et cloisonnés. A la lumière du plafonnier, l’extérieur devient noir total. C’est encore plus angoissant. Quelqu’un peut me voir et moi je ne vois rien. J’éteins donc la lumière et me glisse dans mon duvet.
Le lendemain matin, transi par un froid humide, je m’arrache de mon couchage et m’habille rapidement pour soulager un besoin unanimement qualifié de naturel. Je souffle un petit nuage de vapeur d’eau sous un ciel encore presque noir, avec une unique lueur à un bout du chemin. En contre jour, deux formes lapines, taille XL. Deux kangourous me regardent à vingt mètres en plein milieu du chemin. Je ne bouge pas pendant quelques secondes puis, tout doucement, tente d’attraper mon appareil photo. Instantanément ils partent dans d’impressionnants bonds élastiques et d’un bond exceptionnel, sautent par dessus la clôture et pénètrent dans le champs. Ils me regardent de l’autre côté et alors que je tente une nouvelle fois de m’approcher pour cadrer, ils détalent encore plus loin.
Je patiente alors en attendant que le soleil se lève. Nous, les citadins, on ne se rend plus compte du moment privilégié et unique que représente un levé de soleil. Le moment est encore plus fort lorsqu’on est seul, au milieu de nul part. Rien que pour cela, je ne regrette pas ma nuit frigorifique au bord d’un chemin.