Ce que je trouve très sympathique à Hanoi c’est que tout ce passe dans la rue ou bien dans des échoppes au rideau métallique grand ouvert sur la voie. Si ce n’est pas le cas c’est que vous fréquentez des établissements classes ou climatisés, ce que je peux comprendre, chaud qu’il fait.
Tiens, justement, en parlant de chaleur, vous n’avez pas soif, là maintenant, à l’instant où je vous écrit ? Ça tombe bien. Quasiment tout les cent mètres, voir tout les dix mètres à certains endroits, on trouve des gens assis sur le trottoir, les fesses posées sur de minuscules tabourets bleus à quatre pieds en plastique moulé, un verre d’un liquide jaunâtre posé sur une table également minuscule de la même matière, bavassant avec leurs amis les jambes croisés, la claquette (tong, gougoune, schlappe ou slache, suivant l’endroit d’où vous venez) pendant mollement au bout de l’orteil. Portez votre regard sur le liquide sus mentionné. Vous découvrirez alors qu’il s’agit d’une bière légère et qui a le bon goût de ne coûter quasiment rien puisque de l’ordre de huit kilo-dongs. Si ces gens sont assis sur le trottoir c’est qu’il s’agit soit de citoyens souhaitant se détendre devant chez eux avec leur voisin et dans ce cas n’essayez pas de vous asseoir à côté en lançant un péremptoire « Bia hoï, siouplait msieurs dames ! » (oui car la bière se dit bia, ici au vietnam, et hoï veut dire fraîche. Merci wikipédia). L’autre possibilité est qu’il s’agit d’une dame (très souvent) proposant de sa propre bière en vente mais dans un cadre quasi identique. Dans ce cas, asseyez-vous. Il est parfois très difficile de distinguer les deux situations. Donc mon petit truc de baroudeur niveau 2 consiste à observer la quantité de petite table bleue. Au delà de une table, je considère que c’est un débit de boisson et ne me dérange pas pour écraser le tabouret de mes 80 kg (à peu près, quoi) en lançant un « bia hoï » assuré à la dame sous le chapeau conique à côté. Mon accent étant détestable, je double la mise en pointant du doigt le verre de mon voisin. Mais toujours avec le sourire.
Bon, maintenant qu’on s’est jeté de la cervoise dans l’estomac, vous n’avez pas faim ? C’est encore plus simple. Des grillades de porcs ou de bœufs provenant d’un vendeur ambulant vous sont proposés pour une paire de kilo-dongs, que vous pourrez déguster instantanément sur le petit tabouret bleu qu’on vous aura glissé d’un air désolé sous l’arrière-train, mais sur le trottoir. Alternativement, vous pouvez acheter un sandwich à un autre vendeur ambulant fait avec un petit pain ovoïde à l’allure de baguette. Merci la colonisation française. A vous de choisir vos ingrédients et votre sauce en les pointant du doigt. Il devrait être évident pour vous depuis tout ce temps qu’il est quasiment indispensable d’avoir au moins un index en bon état de marche pour pouvoir s’en sortir en Inde ou au Vietnam. Je n’ose imaginer comment je m’en serai sorti en étant manchot.
Si vous êtes un peu plus bourgeois et n’aimez pas avoir le ciel au dessus de votre tête, vous aurez éventuellement la possibilité de quitter le trottoir pour une salle donnant grand ouverte sur la rue (et parfois débordant sur le trottoir) en choisissant une échoppe de bun (boune) ou de pho (fa). La plupart du temps il n’est même pas utile de commander quoi que ce soit. Il suffit juste de vous installer à un petit tabouret bleu de libre à une des petites tables pour qu’on vous serve un bol dans les minutes qui viennent. N’oubliez pas de vous nettoyer les dents avec les cure dents fournis gracieusement.
Vous aurez remarqué, si vous êtes un tant soit peu attentif, la présence systématique de ces petits tabourets à quatre pattes bleus. Mais pourquoi tant de tabourets ? Je n’en sais strictement rien. Les chaises sont réservés pour les restaurants. Toujours est-il que ça a le don d’enlever toute forme de chi-chi et de rabattre tout le monde au même niveau. Ça demande juste un peu de souplesse pour s’asseoir et se relever. Et comme je ne suis pas salaud, je vais même partager avec vous quelques trucs et astuces glanés de mon expérience personnelle concernant l’usage de ces tabourets. Tout d’abord, lorsque vous vous relevez, vérifiez bien qu’il n’y a pas de seau d’eau bêtement laissé juste derrière, surtout si vous avez des voisins. Avoir le pied mouillé c’est une chose, mais asperger la jolie vietnamienne à votre gauche, une autre, notamment lorsqu’elle est accompagné d’un gars. Ensuite, préférez nettement le short, la jupe ou éventuellement un pantalon très large. Une fois assis vous aurez les jambes passablement écartées et votre vêtement subira une très forte tension à l’entrejambe. Surtout sous l’effet de la transpiration qui aura tendance à transformer vos cuisses en champs de glu. Un déchirement est si vite arrivé. Finalement, soyez conscient de votre poids. Inutile de faire la coquette (ou le coquet), la pesanteur et l’épaisseur de plastique bleu se chargeront de rappeler au monde entier votre véritable masse. Ces tabourets sont conçus pour un physique asiatique moyen, pas pour un américain élevé aux hormones ou un savoyard nourri au fromage fondu et à la patate.
Vous venez donc de déchirer de nouveau votre pantalon et il vous faut dans la minute un vêtement de rechange. Autre possibilité, vous avez terriblement chaud et vous n’en pouvez plus de faire une lessive tout les deux jours. Dans tout les cas, à quelques encablures vous trouverez des vendeurs de vêtements débordant sur le trottoir, la vendeuse souvent assise sur un petit tabouret en plastique bleu, muni de quatre pattes (je parle du tabouret, bien entendu). Inutile de faire le difficile car il s’agit vraisemblablement d’articles fait à la chaîne dans des sweat shops du pays. Soyez déjà heureux qu’elle ait votre taille, occidental pourri gâté.
Vous êtes maintenant de nouveau présentable (et surtout prêt pour une nouvelle flexion des jambes) mais cette chaleur continue de vous accabler méchamment. Il y a fort à parier qu’au détour d’une de vos pérégrinations en ville vous apercevrez deux ou trois coiffeurs de rues, installés sur le trottoir, un miroir piqué accroché à la grille d’un bâtiment officiel. Un petit ratiboisement capillaire pourrait bien être une solution à vos problèmes de chaleur. Vous vous asseyez donc, de nouveau, cette fois-ci sur une chaise. Et ben oui, pas con le coiffeur. Ce n’est pas lui qui va se casser en deux pour atteindre votre cuir chevelu, tout de même ? Sans même vous tendre un catalogue de coiffures exotiques, il attaque son travail d’éclaircissement au rasoir électrique, la main légèrement tremblante. Il enchaîne ensuite aux ciseaux, toujours tremblant puis finalement sort un coupe choux qu’il aiguise comme une brute sur une lanière de cuir. Vous avez un petit mouvement de glotte d’appréhension. Fort heureusement, il ne s’agit que d’affiner son travail d’orfèvre autour des oreilles, mais toujours la main tremblante. Voilà, vous êtes tout frais coupé et sortez d’urgence une main de sous le tablier qu’on vous aura préalablement noué autour du coup pour signifier catégoriquement votre refus d’attaquer votre moustache. Si vous en avez une, bien entendu. N’oubliez pas de tendre un billet de vingt kilo-dongs au gentil artisan en le régalant de votre plus beau sourire.
Avec tout cette activité, on se demande bien à quoi ça sert de s’embêter à construire des trottoirs vu que personne ne peut les emprunter.