CC Gemini

Finalement, je suis assez content d’avoir découpé ce voyage en cargo en deux parties. Après avoir effectué le trajet Fos-sur-Mer vers Malte à bord du CC Columba, je monte à bord du CC Gemini, son sister-ship, afin de rallier Valence en Espagne. Les deux bateaux sont donc identiques et je ne suis pas dépaysé par l’agencement mais cela me permet de constater que l’ambiance à bord est très différente.

Cette fois-ci, les officiers sont entièrement roumains même si l’équipage reste philippin. Le capitaine, lui, est plus jeune, autour de la cinquantaine et un peu plus avenant. Surtout, il semble beaucoup plus proche de ses officiers. L’ambiance aux repas est presque chaleureuse, pleine de camaraderie et on n’y ressent aucune hiérarchie entre eux. On plaisante d’égal à égal, en roumain, et on rigole parfois. Une petite table à part est occupée par les trois aspirants, également roumains, mais ceux-ci sont également apostrophés lors de certaines discussions voir gentiment charriés. De manière encore plus appréciable, je suis assis à un bout de la table des officiers, entre le deuxième officier mécanicien et l’officier sécurité. En face de moi, à l’autre bout, est assis le deuxième surnuméraire, un sympathique et souriant croate de 60 ans aux cheveux blanc, ancien officier mécanicien embarqué pour former de jeune officiers.

A vrai dire, j’ai senti la différence d’atmosphère dés mon arrivé. L’officier en second, un athlétique roumain entre 30-40 ans, au look de bellâtre italien, m’a chaleureusement invité à bord d’une vigoureuse poignée de main, non sans m’indiquer qu’il m’attendait plutôt le lendemain matin (il faut dire que j’avais embarqué vers 22h, mais plus de détails dans un autre billet). Un aspirant m’emmena voir le capitaine au bureau administratif, sur le pont F, tout en sourire, en papotant dans l’ascenseur. Le capitaine me serre la main avec le sourire. Tout le monde me dit bonjour en me serrant la main, etc…

Le lendemain matin, je m’assoie à la petite table excentrée comme sur le Columba avant que Jerry, le steward, d’un geste un peu agacé me montre le bout de la table des officiers. J’obtempère et suis rejoint rapidement par un officier qui vient s’asseoir à ma gauche et entame spontanément la conversation, pendant laquelle j’apprends que c’est un ancien policier. Bref, ici, on est entre gens courtois et chaleureux.

Néanmoins, il faut bien l’avouer, il m’était toujours un peu compliqué de m’immiscer dans les conversations pendant les repas. Tout d’abord, l’essentiel de la conversation en anglais avait lieu à l’autre bout de la table entre le formateur croate, le capitaine et l’officier mécanicien principal, sur des sujets plutôt professionnels, tel que j’ai pu le comprendre. Difficile dans ce cas d’intervenir de manière pertinente. Seul le matin lorsque j’ai pu croiser le formateur croate arrivé lui aussi tôt au petit-déjeuner avons nous pu discuter un minimum. Il m’apprend qu’il avait commencé sa carrière sous Tito et la Yougoslavie communiste au sein de la compagnie nationale, avant de partir travailler il y a 20 ans pour la CMA CGM. Il me parla même de sa fille, également informaticienne, bientôt parti à Munich pour son travail. A l’arrivée du capitaine et de l’officier mécanicien (ils avaient l’air copains comme cochon ces deux là), alors que nous étions quatre à table avec moi seul à mon bout, ai-je pu intervenir un petit peu alors qu’ils parlaient de l’ère communiste et de la possibilité de voyager à cette époque.

L’autre frein à la conversation, en plus de mon incapacité à trouver une accroche suffisamment pertinente, fut que les autres officiers avaient tendance à parler entre eux en roumains. Manque de pot, mes deux voisins de table étaient sans doute les plus timides de la bande, notamment l’officier de sécurité qui, pour que vous vous fassiez une image, ressemblait de manière frappante à Lionel Messi. Je n’ai jamais osé lui en faire la remarque.

Malgré tout ça, de bout en bout, j’ai pu glaner quelques informations que je vous livre tel quel, vous sachant friand de la vie des autres. Tout d’abord, il semblerait qu’une minorité d’employés à bord de ces bateaux soient des amoureux de la mer. A vrai dire, l’attrait principal pour cette vie réside dans le salaire généreux. A l’instar de l’ancien policier qui me fit ces confidences, la plupart ne font ça que pour le fric. C’est moche. Un mythe s’effondre. Mais je peux les comprendre. Ils n’ont que des contrats de courte durée à statut international, de trois mois pour les officiers, qu’ils enchaînent si tout se passe bien. La conjoncture est à grappiller le moindre coût. Le rapatriement aérien à la fin de leur contrat à tendance à se faire de plus en plus à partir de ports proches de leur lieu de résidence, prolongeant du coup légèrement la durée à bord. Des obscures conversations professionnelles, j’ai vaguement compris que les critères d’obtention de certaines primes avaient été modifiés. Et surtout, il se pourrait que la compagnie, notamment sur les lignes Asie, souhaite remplacer les officiers roumains par des officiers chinois, cantonnant les premiers à des postes administratifs à terre, mais du coup sans nul doute moins rémunérateurs. Bref, ce n’est plus ce que c’était.

Alors, malgré l’ambiance fort sympathique, notamment au vu de celle à bord du Columba, n’allait pas croire que tout se fini par de joyeuses ripailles et tapages de cuisses. Après tout, lors de ces trajets à bord de cargos, nous restons, nous les passagers, des intrus dans un espace de travail. Plusieurs fois j’ai ressenti une ambiguïté, une gène, comme la sensation de déranger. Mais sans doute est ce aussi du à mon caractère. J’aurai du avoir le courage, entre deux yeux, de demander au capitaine si, au final, ça ne le ferait pas un petit peu chier tout ces surnuméraires à bord.

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