La pizza d’un poète

Au cours de ce long voyage, et je ne parle pas seulement de l’étape néo-zélandaise, il m’est arrivé d’être surpris par l’environnement traversé. Que ce soit des paysages, des villes ou des gens, ces moments là sont les moments de grâce du voyage, ce dont on se souvient le plus. De plus, lorsqu’on voyage seul, ce qui a de vraiment satisfaisant, c’est qu’on est en grande partie responsable du contenu. Si c’est ennuyeux, on ne peut s’en prendre qu’à soit même et si on passe des moments géniaux, on se félicite de s’être foutu un grand coup de pied au cul, métaphoriquement parlant, pour s’être forcé à faire deux heures de bus pour voir des ruines dans une chaleur apocalyptique. Corollaire de tout ceci, on s’en veut parfois de ne pas s’être fait violence et ne pas avoir assisté à une fête de pécheurs alors qu’on y était cordialement invité.

Et puis parfois, on se surprend soit même. Tout ces déplacements nous conduisent dans des situations que le vocabulaire branché qualifierai « d’improbable » alors que, lorsqu’on est confortablement chez soi dans la routine du travail, jamais ceci n’aurait pu arriver (ou alors, justement, de façon peu probable). Tout ces voyages, ces changements de cultures nous ont finalement changé d’une façon subtile, peut être pas irrémédiablement, mais dans le contexte de ce périple on sent qu’on a atteint un certain degré de compétence, d’agilité et de détachement. A ce moment là, certaines choses que l’on n’avait pas prévu nous arrive.

Je sens que vous ne voyez pas trop où je veux en venir. L’introduction est longue, permettez moi donc de revenir un peu en arrière. Et pour que ce soit plus vivant, passons au présent narratif. Ça ne coute pas plus cher, et ça m’évite de désagréables ennuis de concordance des temps.

Le YMCA d’Auckland est un grand bâtiment austère à plusieurs étages identiques. Sur chacun, un long couloir droit donne accès aux multiples dortoirs alors que deux salles de bains et deux salles de toilettes procurent le restant de confort moderne abrité derrière des fenêtres en simple vitrage. En dehors de cela, point de fioriture. On se croirait dans une résidence étudiante des années 60.

Après m’être enregistré à l’accueil, de manière fort sympathique, je monte au quatrième étage et remonte le couloir à la recherche de ma chambre, mes sacs à dos sur les épaules. Ce moment là est toujours un peu spécial. J’imagine qui seront mes collègues de chambrées, deux allemands en vadrouille ou un camionneur de cinquante ans, et de vieux réflexes casaniers me font discrètement rêver d’un dortoir vide. Ça c’est déjà vu. J’ouvre la porte et rentre.

Raté. Ce ne sont pas deux sœurs suédoises en visa tourisme-travail. En fait, je n’en sais trop rien car la chambre est vide même si des signes évidents d’occupation m’ôtent tout espoir d’être seul. Une cafetière électrique, des biscuits sur les casiers ainsi que plusieurs gros sacs et une guitare sur un des lits superposés me font supposer que mon collègue est ici installé. Je pose donc mes affaires sur le lit en face, en bas, histoire de marquer mon territoire. Je m’installe et sort ma liseuse électronique pour me détendre sur le lit.

Quelques minutes plus tard, la porte du dortoir s’ouvre et un type de taille moyenne, cheveux courts, barbe naissante, petits yeux, portant un haut de survêtement à capuche et dans la trentaine tardive, entre de manière dynamique. On s’échange des « Hi » dans des demi-sourires. Histoire de ne pas faire l’ours je lui demande confirmation que le lit est libre. Pas de soucis, c’est bien le cas et il enchaine en me demandant d’où je viens. Je réponds et ravi, il m’apprend que les précédents occupants étant espagnoles, il trouve cela formidable toute cette diversité. Ben merde, j’aurai bien voulu voir ça. Ça m’aurait changé des allemands.

Il faut indéniablement que je fasse des efforts de mémorisation ou au minimum que je sois rigoureux dans mes prises de note car je n’ai aucune trace du nom de ce personnage. Pour fluidifier la narration (et je crois bien avoir déjà usé de ce subterfuge), prénommons le Jack, même si tel n’est pas sa véritable identité. Hors donc, Jack s’exprime de manière relativement rapide et euphorique avec une certaine volubilité. Généralement, je trouve ça suspect et fatiguant. Magie des circonstances, est-ce parce que je viens de passer sept jours en bagnole ? En tout cas, je relance la conversation sur les sujets classiques.

Jack est de Wellington. Nous parlons donc de sa ville et je partage avec lui le peu de choses que j’ai pu apprendre là bas. En parallèle, je le vois en train de s’activer à ranger des affaires dans la chambre, signe supplémentaire qu’il est bien installé. Au cours de cette rapide conversation, je découvre un garçon sympathique mais bavard avec ce mélange étonnant d’ouverture et de méfiance que traduisent, pour moi, ces demi-sourires.

Je me remet alors à lire (toujours du Richard Bolitho, ça ne change pas). Du coin de l’oeil je le vois attraper sa guitare, la brancher sur un petit ampli et se coiffer d’un casque. Avec entrain, assis sur son lit, il se met alors à slapper ce qui s’avère être en réalité une basse dans un curieux silence hormis les petits claquements sourds de ses doigts sur la corde. Je tente de me re-concentrer sur la manœuvre en cours de mon héros favoris, occupé à abattre de deux rumbs avant d’engager l’ennemi par le flanc babord.

Quelques minutes plus tard, il repose sa basse et je ne résiste pas à ma curiosité. Je lui demande s’il est musicien. Jack me répond par la négative et m’explique qu’il est poète mais qu’il apprend la basse depuis quelques temps. Très gentiment, il me demande si cela m’a dérangé. Non, non, point du tout. C’est amusant, il se comporte comme s’il était chez lui, ici, mais tout en s’attachant à ne pas trop déranger. Tout naturellement, nous parlons un peu musique.

Alors que nos relations deviennent cordiales, il me demande si j’ai déjà mangé. Effectivement ce n’est pas le cas. Voilà, il s’apprêtait à descendre acheter une pizza et si ça me dit de l’accompagner, ce sera avec plaisir. En peu embêté, je lui explique que ç’aurait été avec plaisir si je n’avais pas des problèmes de soucis d’argent qui m’oblige à rester frugal le temps que mon p***** de banquier daigne me donner de ses nouvelles. Je doit donc refuser.

Magie, c’est à toi, là, maintenant. Jack, sans une hésitation, propose de me l’offrir. On se connait à peine depuis un quart d’heure et il m’invite à venir partager une pizza sur ses deniers personnels. Il faut bien avouer que je ne suis pas très habitué à ces mœurs ! Je lui explique de nouveau que je ne pourrais pas forcément le rembourser vu que je part dans quelques jours mais malgré cela, il insiste de manière très naturelle. Ma curiosité prenant un peu le dessus, j’accepte.

En attendant, chacun n’ayant pas encore faim, Jack me demande si ça ne me dérangerait pas de l’écouter déclamer un de ses poèmes. Dans quelques jours il va participer au deuxième tour d’un concours de poésie, et il souhaiterai s’entrainer et avoir un avis extérieur. Tout surpris et bafouillant presque, j’accepte. Je me lève donc et m’assoie sur le rebord de fenêtre alors que Jack se place debout à deux mètres de moi. Il se lance alors dans sa tirade dont je ne me souviens plus des mots même si c’était drôlement imagé, métaphorique et renvoyant fichtrement à notre condition mortelle, le tout me fixant intensément dans les yeux avec de grands gestes un peu forcés et de timides envolées puissantes de la voix. Moi, je passe d’un état d’extrême concentration afin de pas rire à une sorte d’abandon, captivé par l’énergie et la flamme qu’il met. C’est certes perfectible, maladroit mais c’est particulièrement sincère et courageux. Je suis admiratif et tente quand bien que mal, avec la même sincérité de lui donner mon avis, notamment sur son interprétation, point sur lequel il doit travailler, d’après lui. Moi, je trouve qu’il devrait encore un peu forcer sur la dynamique, alternant les moments doux et les moments forts. La dynamique, c’est l’émotion, aussi bien en musique qu’en théâtre. Le plus fou, c’est qu’il est d’accord et m’avoue qu’au premier tour du concours, c’est la remarque qu’on lui a fait. Je vais peut être devenir critique de poésie, moi, tiens ?

On se donne donc une dizaine de minutes pour s’occuper de diverses petites affaires puis nous voici tout les deux quittant le YMCA dans la nuit, sous une petite pluie fine bretonne bien que pourrie. Nous descendons la rue en direction du centre ville. Aujourd’hui c’est le jour de la promotion chez Pizza Hut, la pizza classique pour 5$ (soit à près 3€), m’explique t-il. Nous reprenons donc la discussion en marchant et je commence à questionner Jack sur ses occupations. Je suis comme cela, j’aime bien savoir à quoi les gens s’occupent. De plus en plus curieux, il me révèle qu’il est en train de changer de vie. Sans trop rentrer dans les détails, il m’avoue être juste sorti d’une grosse période de galère personnelle. D’ailleurs, ce soir, après la pizza, il doit assister à sa réunion hebdomadaire des alcooliques anonymes.

Voilà. C’est aux alentours de ces moments là que je me surprend. Je me surprend a être intensément passionné par la vie de ce garçon, a être heureux d’avoir accepté de l’accompagner et, quelque part, je suis également flatté qu’il me parle de tout cela, moi, quasi-inconnu. La conversation se poursuit alors que nous arrivons devant le petit stand Pizza Hut où se pressent une poignée d’étudiants sans le sou et d’autres individus en recherche de bons plans. Un peu mal à l’aise, j’attend que Jack achète la pizza et le remercie chaleureusement. Il n’y a pas de quoi. Ben si, mon gars, j’insiste.

Nous allons nous poser un peu plus loin sur un banc en bord de trottoir luisant de pluie, les lumières multicolores se réfléchissant sur le bitume humide alors que de rares passants se hâtent vers des lieux plus cléments. Ce n’est pas luxueux mais les Alcooliques Anonymes sont à deux pas et moi, je trouve qu’on est dans le ton. Nous reprenons notre conversation et Jack me parle de son projet de devenir acteur ou poète pendant que nous mâchonnons nos parts. Il y a des gens que je trouve admirable par leur envie, leur rêve et leur détermination. On discute du milieu culturel et artistique d’Auckland qu’il me dit plein d’opportunités. Moi qui ne suit pas très branché poésie, je me surprend une nouvelle fois à trouver cela fascinant. A mon tour je lui explique mon tour du monde, ma situation d’indépendant, mon envie de dégager du temps, de réaliser mes propres projets et advienne qui pourra. Nous parlons même religion et partageons une vision commune sur le sujet.

Finalement, nous finissons notre repas et repartons vers le YMCA. En route, j’abandonne Jack a sa réunion et me retrouve seul dans le dortoir. En voilà une soirée vraiment étonnante.

Le lendemain matin, Jack me propose des biscuits et un café. Aujourd’hui, il quitte le YMCA pour un autre endroit moins cher. Etonnant personnage. J’aimerai bien savoir ce qu’il adviendra de lui. Nous nous quittons en se serrant la main chaleureusement, je ne manque pas de le remercier une nouvelle fois pour la pizza et surtout, je lui souhaite toutes les chances possibles pour son concours. Il y a des dîners fast-foods qui valent de grandes soirées au restaurant.

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