Le père Don Pedro pose un regard doux sur le paysage. La journée promet d’être belle malgré les derniers lambeaux de brume qui s’accrochent au fond des vallées. Le majestueux Pacifique à l’ouest, caché à sa vue par ce tapis de nuages si commun en cette saison, se jette à travers cet étroit passage au nord vers la baie. En se retournant vers le sud vers le fond de la baie, il peut presque apercevoir les fumées de cheminée de la plus proche mission voisine, non loin des salines où viennent se reposer les flamands roses.
Un raclement de gorge l’arrache à sa contemplation. « Si t’as décidé de rien foutre, t’as qu’à le dire, mon frère ? ». Le père Don José, lui jette un regard glacial malgré le chaud soleil de printemps.
- Oui, bon, ça va. Si on peut plus contempler en méditant, à quoi ça sert d’être prêtre ?
Don Pedro reprend le travail, non sans poursuivre sa méditation. Il rêve au futur, à cette nouvelle mission de Saint François d’Assise, posée nonchalamment plus bas à flanc de colline, autour duquel s’abritera peut être un jour un gentil petit village voir même une bourgade, soyons fous. Il n’est pas interdit de rêver en grand, si Dieu dans son infinie miséricorde insondable veuille bien leur octroyer ce bonheur, comme à ces m’as-tu-vu de San José de Guadalupe du bout de la baie. A l’autre extrême, il n’envie pas du tout ses collègues du nord et leur misérable embryon de mission de San Francisco Solano de Sonoma. La très sainte et catholique Espagne aura rejeté ces pourritures d’anglais de ce continent avant qu’ils puissent faire pousser leur propre vin de messe dans leur vallée miteuse.
San Francisco, de nos jours, c’est la quatrième ville de Californie en terme de population. Je sais, à chaque fois je fais « Comment ? » d’un air totalement ahuri quand j’entends ça. Et bien oui. Très loin en premier nous avons Los Angeles, suivi de San Diego et, pour compléter le podium, San José. San José, tout le monde s’en fout à part certains américains. Je suis sur que vous ne savez même pas où elle se trouve, hein ? Ce n’est pas compliqué, elle est au sud de San Francisco, au bout de la baie, discrète. Pourtant, il y a même un aéroport international. A vrai dire, San José, c’est un peu la capitale de la Silicon Valley car la plupart des grandes entreprises technologiques (Google, Apple, Intel, Yahoo, Oracle, etc.) ont leur siège dans des villes à proximité.
Par contre, ne soyons pas dupe. Personne de sensé n’aurait l’idée saugrenue de préférer vivre à San José alors qu’il y a San Francisco 60km plus au nord. San Francisco, c’est la classe, l’avant-garde, la révolution, le futur, la culture et accessoirement les collines. San José, c’est plat, sans cachet et ringard. Je dis ça, c’est tout à fait gratuit et biaisé.
Donc, reprenons dans l’ordre. Au début, il y avait des missions religieuses installées à intervalle régulière de la basse Californie jusqu’à l’actuelle Sonoma, juste au nord de la baie de San Francisco. Toutes ces missions étaient reliées entre elles par un chemin, El Camino Real (le chemin royal, pour les non-hispanophones dont je fais partie), dont subsistent encore quelques traces. Des agglomérations ont poussé autour de ces missions. Puis il y eu la ruée vers l’or, la ruée vers l’argent, un tremblement de terre avec son gigantesque incendie, la seconde guerre mondiale, la puissance des fleurs, la libéralisation sexuelle, la naissance de l’industrie électronique et informatique, un autre tremblement de terre, la poussée environnementale et maintenant, nous voici à contempler le résultat. Tout ces évènements marquants ont laissé une trace dans la ville, ce qui est étonnant pour une ville américaine.
Mais la ville est aussi marquante par sa particularité géographique. Tout d’abord, elle est située sur une péninsule encadrée par l’océan Pacifique à l’ouest et la baie au nord et à l’est. Cette péninsule est couverte de collines, la région faisant partie de la vaste chaîne de moyenne montagne courant tout le long de la côte californienne du sud au nord. Comme il n’y a pas de hasard en géologie, cette chaîne montagneuse est due à des mouvements tectoniques proches et San Francisco est posée pile poile sur une faille, la fameuse faille de San Andreas.
Ces collines sont d’ailleurs assez exceptionnelles du fait de l’urbanisation et du plan quadrillé du réseau routier. Chaque rue (sauf impossibilité géographique comme la présence d’une falaise) est perpendiculaire à une autre. Celles qui montent les collines le font donc souvent suivant la plus grande pente, parfois aux alentours de 30%. C’est l’occasion d’admirer des voitures garées spectaculairement perpendiculaires au trottoir et donnant une bizarre sensation d’équilibre instable. Au sommet, sans surprise, c’est très souvent l’occasion d’une vue magnifique. D’ailleurs ces nombreuses collines à 30% de pente n’empêchent absolument pas la présence de nombreux cyclistes dans la ville. Bien au contraire. Je ne devrais pas vous le dire pour ne pas ternir ma réputation de grimpeur, mais il est possible d’acheter une carte de la ville où les pentes les plus sévères sont indiquées.
Lorsqu’on vient visiter San Francisco, on ne manque pas de remarquer, outre les collines et les tramways tirés par des câbles (que je n’ai toujours pas emprunter, maintenant que j’y pense), toutes ces jolies petites maisons victoriennes en bois plus ou moins ouvragées, peintes de couleurs plus ou moins vives. J’ai cherché pour vous la raison de cette abondance et il semblerait que ce soit du aux nombreuses forêts de séquoia qui fournirent du bois de construction à faible cout. Un grand nombre de ces maisons furent détruites pendant le gigantesque incendie de 1906, suite à un grand tremblement de terre. Malgré tout, n’allez pas croire qu’elles ne se trouvent qu’à un seul endroit de San Francisco. On en trouve partout, des anciennes, mais également des modernes s’en inspirant, toujours peintes et souvent de couleurs pastel.
Quand au downtown, le centre ville où se concentrent les gratte-ciel, et bien, ma foi, il n’a rien de particulièrement exceptionnel. La grande rue commerçante, Market Street délimite la ville en deux, le quartier SoMa au sud (d’ou le nom, South of Market) abrite d’anciens hangars, industries où habitations plus populaires, progressivement occupés par des designers, artistes et lofts. De toute façon, c’est une tendance générale dans la ville. Vu les salaires mirobolants des employés de l’industrie high-tech et les nombreux millionnaires internet, la gentrification massive du centre ville est quasiment achevée. L’essentiel des grattes-ciels, finalement peu nombreux par rapport à New York, par exemple, se concentrent au bout de Market au nord-est, à proximité de la baie. Plus on s’éloigne de ceux-ci, plus cela devient populaire voir pauvre avec un nombre accru de clochards.
Arrivé au niveau de la grande place menant à la mairie, la place des Nations Unies (car c’est à San Francisco que fut signé le traité l’instituant), j’ai pu découvrir un marché appelé ici « Farmer’s Market » pour bien le distinguer de je ne sais pas trop quoi. C’est toujours assez émouvant, je trouve, d’observer comment l’Amérique (et je pourrait ajouter l’Australie et la Nouvelle-Zélande dans le lot) redécouvre des choses simples qui ont court depuis toujours dans d’autres pays. Comme quoi, la mondialisation marche dans les deux sens. Les Etats-Unis s’européanisent également.
Bien entendu, cela n’a rien d’étonnant à San Francisco, la ville étant vraiment très particulière et très à gauche par rapport aux autres municipalités du pays. D’après une amie habitant la ville depuis 8 ans, de nombreuses initiatives sociales et de « wellfare » attirent un grand nombre de personnes de la région vers la ville. Pour une municipalité concentrant autant de richesse, de voir perdurer cet état d’esprit, je trouve ça chouette. D’ailleurs, dans un article du New Yorker, j’ai pu découvrir une tendance grandissante chez les jeunes entrepreneurs (comprendre dans cette ville hyper-dynamique et positive, de jeunes adultes à peine sortie d’université) de vouloir créer des sociétés non pas dans le seul but de s’enrichir et de faire la culbute à la revente, mais également pour apporter de réelles solutions concrètes aux besoins quotidiens.
Parce qu’au final, ce qui a de génial dans cette ville, hormis les collines, les embarcadères, le centre ville, les tramways tirés par des câbles (il y a aussi Lisbonne pour cela), la baie, les parcs, les petits cafés, les restaurants, les vues, la température clémente et les otaries (tout cela sera bien entendu détaillé plus tard, surtout les otaries), c’est cette formidable énergie positive et créative qui s’en dégage. C’est peut être, pour certain, un centre de la mondialisation galopante avec toutes ces grandes multinationales de la high-tech mais c’est également un des seuls endroits, je trouve, où je me dit que si quelque chose de révolutionnaire doit un jour émerger, c’est probablement d’ici. Et puis d’abord, ça c’est déjà produit. Tout ça à l’endroit d’une mission catholique. J’vous jure.